Quinze ans au Tibet

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Les droits et risques d’un jeune bouddhiste belge

La Cour d’appel de Gand, par arrêt au provisoire du 13 septembre 2013 (Chambre de la jeunesse), puis confirmé le 7 octobre 2013, a empêché un adolescent de 15 ans de rejoindre un monastère bouddhiste, à la frontière du Tibet, où il comptait suivre une longue formation spirituelle de 15 années. Sa mère et lui, convertis au Bouddhisme, avaient visiblement conçu ce projet de commun accord. La mère allait toutefois demeurer en Belgique. Aucun père ne semble présent dans cette affaire. La Justice avait été saisie par le parquet suite à l’annonce du projet de l’adolescent par une chaîne de télévision. Par son injonction négative, la Cour réforme une décision du juge d’instance, qui, la veille, avait autorisé le départ de l’adolescent.

La diversité des formes de vie et de spiritualité n’est plus une évidence dans un monde dont le pluralisme affiché dissimule mal l’homogénéité matérialiste et consumériste. La réponse religieuse est loin d’être toujours une attitude d’opposition et de résistance. Elle peut être aussi celle du retrait, voire de l’abandon, ou plus simplement du retour à une « vie radicalement simple ». Sur ces deux versants, des risques d’abus peuvent se présenter dans certains cas : tantôt de dérives agressives ou intolérantes, tantôt de vulnérabilité ou de soumissivité.

La question est déjà complexe pour la vie adulte, mais elle présente des enjeux plus sensibles encore pour les enfants et les jeunes.  Le départ de jeunes adolescents à l’étranger pour cause en partie religieuse préoccupe les autorités belges depuis de longs mois. De jeunes belges musulmans qui partent en Syrie, parfois à l’insu de leurs parents, mettent leur vie en danger et risquent aussi de subir une radicalisation dommageable pour leur retour. Sans doute la crainte des pouvoirs publics est-elle davantage liée aux dimensions politiques et radicales que proprement religieuses de ces affaires. L’affaire de Giel, l’adolescent converti au bouddhisme vient montrer que la vigilance des autorités publiques est bien plus vaste. Elle ne concerne pas seulement les formes de radicalisations islamiques, mais aussi toute autre forme d’isolement religieux, en l’occurrence dans un cadre traditionnel qui n’est en rien lié à une radicalisation violente.

Il n’est dès lors plus pertinent d’évoquer les figures les plus graves du fondamentalisme expansionniste ni du repli sectaire. Toute orientation non standard, voire simplement non conformiste, peut surprendre puis inquiéter. Il est certain que ce non conformisme peut se manifester dans d’autres champs que celui de la formation spirituelle ou philosophique. Les options linguistiques, sportives, les lieux de vie peuvent aussi faire question. On se souviendra du projet de tour du monde à la voile de cette jeune hollandaise de 16 ans… Il reste que le rapport à la spiritualité semble se singulariser davantage aujourd’hui, en particulier dans des sociétés fortement sécularisées.

Il ne peut évidemment être question ici de discuter le dossier précis de cet adolescent à la vocation monastique bouddhiste. On se borne à évoquer quelques balises propres à la question religieuse dans ce champ complexe de l’autorité parentale et de l’aide à la jeunesse, sans pouvoir entrer dans les tous les délinéaments techniques du droit commun.

Le respect de la liberté religieuse du jeune

Le respect de la liberté religieuse du jeune est en soi une question sensible.  Tant qu’il est mineur, sa liberté personnelle est garantie, sans être pleinement distinguée de celle de ses parents. Cet équilibre nécessaire apparaît dans la formule balancée de l’art. 14 de la Convention de New York sur les droits de l’enfant du 20 novembre 1989 :

  • « Art. 14  1. Les Etats parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion. 2. Les Etats parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités. 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui.

On comparera aussi les formules de garantie de liberté de religion dans la loi sur la protection de la jeunesse (8 avril 1965) et dans le décret de la Communauté française relatif à l’Aide à la Jeunesse (4 mars 1991). Dans le premier texte, l’art. 76 énonce que « Les autorités judiciaires et administratives ainsi que les personnes physiques ou morales, les oeuvres, institutions ou établissements chargés d’apporter leur concours aux mesures prises en exécution de la présente loi, doivent respecter les convictions religieuses et philosophiques et la langue des familles auxquelles les mineurs appartiennent ». Dans le second texte, l’art. 4 énonce que « Quiconque concourt à l’exécution du présent décret est tenu de respecter les droits reconnus au jeune et d’agir au mieux des intérêts de celui-ci. Les personnes physiques ou morales, le groupe des institutions publiques et les services chargés d’apporter leur concours à l’application du présent décret sont tenus de respecter les convictions religieuses, philosophiques et politiques du jeune ».

L’âge du jeune

L’âge du jeune est évidemment à prendre en compte. C’est ce que requiert la Convention de New York, mais c’est aussi un principe général de la législation sur l’aide à la jeunesse. L’âge de 14 ans y est un pivot récurrent, mais en revanche aucune norme de droit belge ne vient explicitement ériger cet âge en une sorte de « majorité religieuse » (que l’on retrouve dans diverses législations européennes), et à partir de laquelle l’enfant déciderait formellement seul de ces appartenances confessionnelles ou phiosophiques. La Cour de cassation de France a statué sur la volonté de conversion au Jehovisme d’une adolescente de 16 ans, contre la volonté de ses parents. La Cour a estimé que seule l’âge commun de la majorité (18 ans) devait permettre à cette jeune d’assurer seule ses propres choix convictionnels (1).

Les types de contentieux

Si des conflits peuvent évidemment survenir entre un adolescent et ses parents, la plupart des litiges sur l’éducation religieuse portent sur de jeunes enfants et naissent d’un désaccord entre parents séparés. La jurisprudence belge, comme française, a évolué depuis la seconde guerre mondiale, en trois grands modèles : le premier donnait priorité à la « religion de la famille », c’est-à-dire généralement à la conviction commune des conjoints au moment de leur mariage. Le grand juriste français Carbonnier en était même venu à s’interroger sur une intégration implicite des convictions à l’état civil… Le deuxième grand modèle se réfère à une conception scientifique de l’intérêt de l’enfant et en confie l’appréciation principale à une expertise généralement psychologique. Le troisième modèle, qui prend de l’ampleur depuis la fin des années 1990, prône une intégration de la diversité,  par des compromis et des balances qui conduisent l’enfant à une formation simultanée dans plusieurs religions ou convictions.

Plus rares en revanche sont les litiges initiés par le Parquet face à un projet religieux conçu par un adolescent avec accord parental. Il s’agit généralement de contentieux liés à des dérives de type « sectaire » : c’est l’influence indue des parents qui est mise en cause, tantôt au titre d’une emprise anormale, tantôt au titre des dangers du projet convoité (rupture avec la société, danger d’abus sexuels ou autres, réputation sociale négative du groupe nouveau). Ce sont souvent les grands-parents qui sont à l’origine de ces procédures, qui portent rarement sur des religions traditionnelles ou « bien connues », comme le bouddhisme… Aucune norme ne vient cependant immuniser ces religions ou philosophies universelles, même pas une éventuelle entrée dans le régime dits des « cultes reconnus » (2).

Eloignement géographique ou engagement monastique

Il reste à s’interroger sur le type de mise en danger qui est réellement au cœur de ce type de dossier. S’agit-il avant tout de la nature majeure voire irréversible d’un engagement monastique, ou à tout le moins la longueur de la formation spirituelle ? Ou s’agit-il davantage de la rupture du milieu de vie usuel de l’enfant par son éloignement géographique ? Et dans ce dernier cas, l’implication religieuse est-elle perçue par le juge comme un facteur aggravant ou comme une justification rassurante ? Autrement dit, pourrait-on imaginer un test comparatif ? Une longue formation à l’alpinisme professionnel dans l’Himalaya, ou l’engagement monastique dans un monastère bouddhiste belge apparaitraient-ils plus ou moins porteurs de risques pour l’enfant ? Il y va évidemment de l’appréciation judiciaire de chaque cas. La Cour de cassation de France s’est elle-même prononcée de façon contrastée dans deux arrêts en 1994 et en 2001 à propos du projet d’envoyer un enfant de 6 ans dans un école de formation au Sahaya Yoga en Inde (3). Sans doute les questions n’étaient-elles pas les mêmes que ceux de l’actualité belge : le groupe visé, et l’âge de l’enfant étaient en tout cas bien différents. Ce qui importe, tient plutôt à la contextualité des appréciations judiciaires, même envers le même groupe et la même formation éloignée.

Comment toutefois la perception des juges opère-t-elle ? On a déjà souligné que la loi condamne toute discrimination indirecte du facteur religieux. De ce point de vue, ce n’est pas tant la question religieuse qui devrait être le cœur de ce litige, mais la question de l’éloignement et de la rupture du milieu de vie. Toutes les ruptures ne relèvent toutefois pas de caprices irresponsables. Tous les projets lointains ne constituent pas des abandons d’enfant.

L’article 29 de la Convention de New York, déjà citée, énonce un ensemble de facteurs éducationnels universels à respecter dans leurs équilibres (4). Selon cette disposition, « Les États parties conviennent que l’éducation de l’enfant doit viser à :  1. Favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ;  2. Inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations Unies ;  3. Inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ;  4. Préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone ;  5. Inculquer à l’enfant le respect du milieu naturel. »

Le maintien en Belgique est-il aujourd’hui une condition sine qua non de l’épanouissement  de l’enfant et de sa responsabilité à assumer « dans une société libre » ? Est-il possible de construire un projet d’éloignement qui ne soit pas un abandon ? Un enfant belge peut-il s’engager dans une formation inusitée dans la culture d’appartenance mais traditionnelle et encadrée dans la culture d’accueil ? Comment penser l’encadrement d’un projet de vie cosmopolite, spirituel ou non ?

De vastes questions qui devraient mériter réflexion… mais pendant combien de temps ? Trois petites années ?

Epilogue : après un mois de suivi dans un Centre d’accompagnement de la jeunesse sur injonction de la Cour d’appel de Gand, l’adolescent a été autorisé à entamer son projet d’entrée dans un monastère bouddhiste. Il a quitté la Belgique, et sa famille, le 14 novembre 2013, rapporte la presse.

Louis-Leon Christians
Chaire de droit des religions (UCL)

Notes

(1) MALAURIE, Ph., « La conversion religieuse d’une adolescente mineure dont les parents sont désunis et les Témoins de Jéhovah », note sous cass. civ. 11 juin 1991, Rec. Dalloz, 1991, jur. pp. 521-523.

(2) Pour un cas lié à un intégrisme catholique, K. MARTENS, « Quelques réflexions sur la liberté de culte, les dérives sectaires et l’exercice de l’autorité parentale. Obs. sous Gand 13 février 2003″, Journal des tribunaux, 2004, pp. 216-220 et DE POOTER, P., JUDO, F., « De grenzen van de godsdienstvrijheid en het ouderlijk gezag verkend. Note sous Gand 13 février 2003″, R.W., 2004, pp. 1732-1736.

(3) F. EUDIER, « Note sous Cass. Crim. 11 juillet 1994″, Semaine juridique, JCP, 1995, II, n° 22441; M. HUYETTE, « Les sectes et les mineurs entre droit pénal et droit civil. Note sous cass. crim. 17 octobre 2001″, Dalloz, 2002, jur., pp. 751-755.

(4) On se souviendra aussi de la formule de l’art. 5 de la Déclaration ONU sur l’élimination de toutes formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies  le 25 novembre 1981(résolution 36/55) : «  Art. 5  1. Les parents ou, le cas échéant, les tuteurs légaux de l’enfant ont le droit d’organiser la vie au sein de la famille conformément à leur religion ou leur conviction et en tenant compte de l’éducation morale conformément à laquelle ils estiment que l’enfant doit être élevé. 2. Tout enfant jouit du droit d’accéder, en matière de religion ou de conviction, à une éducation conforme aux voeux de ses parents ou, selon le cas, de ses tuteurs légaux, et ne peut être contraint de recevoir un enseignement relatif à une religion ou une conviction contre les voeux de ses parents ou de ses tuteurs légaux, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur.  3. L’enfant doit être protégé contre toute forme de discrimination fondée sur la religion ou la conviction. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, de respect de la liberté de religion ou de conviction d’autrui et dans la pleine conscience que son énergie et ses talents doivent être consacrés au service de ses semblables.  4. Dans le cas d’un enfant qui n’est sous la tutelle ni de ses parents ni de tuteurs légaux, les voeux exprimés par ceux-ci, ou toute autre preuve recueillie sur leurs voeux en matière de religion ou de conviction, seront dûment pris en considération, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur.  5. Les pratiques d’une religion ou d’une conviction dans lesquelles un enfant est élevé ne doivent porter préjudice ni à sa santé physique ou mentale ni à son développement complet, compte tenu du paragraphe 3 de l’Art. premier de la présente Déclaration ».

Quelques pistes pour poursuivre…

  • BESSON, S., Religion et famille : problématique de l’appartenance à un groupe religieux minoritaire : l’exemple des témoins de Jehovah, Thèse, Lyon, 1993, 300 p; éditée sous le titre Droit de la famille : religion et secte, Lyon, ed. EMCC, 1997, 410 p.
  • BIHAIN, L., « La liberté de conscience et de religion du jeune », in J. BEAUFAYS, V. TRUILLET (dir), L’enfant, avenir des droits de l’homme, Liège, Faculté de droit, 1996, pp. 45-61.
  • HISQUIN, J.-M., Liberté de religion et droit de la famille, sous la direction Monsieur Hugues Fulchiron. – Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3). Thèse soutenue le 24 septembre 2012, Disponible sur : www.theses.fr/2012LYO3006
  • RIMANQUE, K., De levensbeschouwelijke opvoeding van de minderjarige : publiekrechtelijke en privaatrechtelijke beginselen, Centre interuniversitaire de droit public, Bruylant, 1980, 1066 pp.
  • SISKIND, A., « Child-rearing issues in totalist Groups », ZABLOCKI, B., ROBBINS, Th. (eds), Misunderstanding cults. Searching for objectivity in a controversial field, Toronto, Toronto UP, 2001,  pp. 415-452.

 

 



Jeûne religieux, Ramadan et travail

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Le ramadan durant lequel la communauté musulmane du pays a jeûné de l’aube au crépuscule est une pratique exigeante, et particulièrement durant l’été puisqu’elle engendre déshydratation et perte de concentration. De ce point de vue, cette pratique religieuse a forcément des répercutions sur le travail des croyants. Les salariés pratiquant peuvent-ils adapter leur façon de travailler en période de ramadan ? Est-il possible de décaler une réunion prévue pendant un temps de prière ? Peuvent-ils refuser un déjeuner d’affaires au motif du jeûne ?

En août 2005, l’ancien député Ortwin Depoortere, interrogeait  le ministre de la Fonction publique, de l’Intégration sociale, de la Politique des grandes villes et de l’Égalité des chances sur les règles de l’islam (particulièrement contraignantes) au sein des services publics pendant la période du ramadan : « 1. Les fonctionnaires musulmans bénéficient-ils de facilités particulières? 2. Constate-t-on une augmentation significative des demandes de congé pendant le ramadan? Le cas échéant, cette situation n’entrave-t-elle pas le bon fonctionnement des services? »…La réponse fût brève: « les congés des agents de la fonction publique fédérale sont régis par l’arrêté royal du 19 novembre 1998 relatif aux congés et aux absences accordés aux membres du personnel des administrations de l’État, arrêté applicable à tous les agents sans considération de leur appartenance philosophique ou religieuse ou de leur origine. 2. Compte tenu de la réponse donnée au point ci-dessus, le point 2 est sans objet ».

En 2005 donc, au sein de la fonction publique, l’appartenance philosophique ou religieuse des employés n’était pas prise en compte pour les demandes de congés et les absences.

Comment traite-t-on ces questions dans les autres secteurs d’activités ?

Dans un arrêt du 1er mars 1999, la Cour du travail de Mons s’était déjà penchée sur cette question du ramadan sous-jacente à un litige relatif au caractère « grave » du licenciement d’un employé qui émettait de faux rapports de visite et rentrait régulièrement chez lui pendant la période du Ramadan avant 17 heures. L’employeur reprochait notamment de n’avoir jamais été averti par l’intimé de l’horaire particulier qu’il aurait pratiqué en période de Ramadan. En l’espèce, le motif grave n’a pas été retenu, car notamment … le congé avait été envoyé tardivement.
La question du fait religieux en entreprise mobilise régulièrement le débat public. Le fait religieux interroge l’entreprise et son management. Il pose la question de la régulation du vivre ensemble dans cet espace privé et celle de la prise en compte des personnes au-delà de leur contribution à l’activité.

Ces cinq dernières années, les pouvoirs publics belges ont multiplié les initiatives, fédérales ou régionales, dans le but d’encourager les entreprises à mener des politiques de Diversité : charte de la diversité, plan de la diversité, Label de la Diversité, Label Egalité Diversité, etc.

Deux dynamiques se déploient depuis quelques années à des plans très différents : en droit, des débats forts polémiques se portent sur les « aménagements raisonnables » ou les « exceptions de conscience » en matière de travail ; tandis qu’en gestion du personnel, c’est le management interculturel qui se teste dans une grande diversité d’expériences et d’usages. Le volet juridique s’interroge sur les droits et obligations, tandis que le volet managérial s’adresse plutôt à l’efficience pragmatique de l’entreprise.

La confusion des deux volets conduit à de nombreux malentendus. Toutes les dimensions du savoir-vivre ensemble ne relèvent pas nécessairement d’obligations juridiques, mais concernent en revanche les conditions de travail et de productivité de l’entreprise. Le tout-au-droit est certainement une première dérive. Une seconde dérive de la formalisation juridique tient à des arrière-plans idéologiques qui s’exacerbent lorsque vient le moment de la formalisation de « principes ». Or précisément, l’adaptabilité et la flexibilité mutuelles des relations humaines sont par hypothèse difficiles à couler dans des cadres formels. Enfin, une troisième dérive découle d’une confusion entre les solutions applicables au sein d’administrations publiques et celles propres à des acteurs privés. La différence à maintenir entre ces deux champs a été clairement rappelé en mars 2013 par une institution judiciaire non suspecte : la Cour de cassation de France, dans une affaire Baby-Loup, dans laquelle une crèche privée, Baby-Loup, se revendiquait, à tort selon la Cour, du principe de laïcité réservé aux structures de l’Etat. Pour la Cour de la République, le principe de laïcité est insusceptible d’être accaparé par des sociétés privées, du moins sans justification spécifique liée à la productivité de l’entreprise (voy. par exemple, L.-L. CHRISTIANS, « La religion dans l’entreprise en droit belge : une relecture de l’influence internationale de l’arrêt français Baby-Loup », Revue juridique Les petites affiches, Juillet 2013)

Un ouvrage très intéressant de Younous LAMGHARI, L’Islam en entreprise : la diversité culturelle en question , éd. Academia-L’Harmattan, coll. « Islams en changement », 2012 analyse le rapport qu’ont les travailleurs et la direction de la STIB à l’Islam et l’usage qu’ils en font.  Plusieurs musulmans ont notamment expliqué que ce qui les motive à travailler à la STIB est la liberté de pratiquer leur religion, ou plus précisément, le fait d’être pris au sérieux. La STIB apparaît à ce titre comme une entreprise attentive aux pratiques religieuses de ses salariés.  Problème ignoré par le passé, aujourd’hui le ramadan fait l’objet d’une attention particulière des gérants de la STIB pour coordonner ses équipes. C’est ainsi qu’un consensus a été trouvé autour des congés de ses employés : un système d’échange de jours de congés pour satisfaire, autant que faire se peut, à la fois les travailleurs musulmans et les non-musulmans. Autrement dit, les travailleurs musulmans qui désirent travailler pendant la période de Noel/Nouvel An le font savoir en s’inscrivant sur une liste, ce qui permet à davantage de travailleurs « autochtones » de prendre congé pendant la période des fêtes. En échange, ces derniers prestent pendant les jours des fêtes musulmanes. Pour le responsable de l’assessment, ce système est « gagnant-gagnant ». La collaboration entre les travailleurs issus des deux systèmes culturels dans la gestion des congés rend compte du pragmatisme dont ils font preuve, dès lors que la coopération satisfait leurs besoins subjectifs.  Le pragmatisme comme outil de gestion de la diversité culturelle en Belgique fait écho au célèbre « compromis à la belge ».

D’autres cas semblent plus compliqués. Ainsi, en France, une polémique avait éclaté en juillet 2012 à Gennevilliers après le renvoi des quatre animateurs de jeunesse travaillant pour cette mairie, pour cause… de jeûne. Le licenciement invoquait l’article 6 du contrat de travail signé par les employés, selon lequel chacun d’entre eux s’engage à « veiller à ce que lui-même ainsi que les enfants participant à la vie en centre de vacances se restaurent et s’hydratent convenablement, en particulier durant les repas ». L’affaire de Gennevilliers est devenue un sujet de société. La capacité, ou non, pour des musulmans de répondre à leurs obligations professionnelles s’ils jeûnent a été débattue dans les medias français, jusqu’à ce que, comme souvent, la politique intervienne.

En France, au niveau légal, la loi stipule qu’aucun salarié ne peut réclamer un traitement particulier en raison de ses croyances. D’ailleurs, l’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché et (article L. 1121-1). Mais en pratique, l’interprétation de la loi française varie d’une entreprise à l’autre, certaines étant plus souples que d’autres. L’Institut français Randstad et l’ OFRE -Observatoire du Fait Religieux en Entreprise- ont croisé leurs expertises respectives dans une étude sur le fait religieux dont le but est de faire émerger des outils et des processus de ressources humaines pour résoudre les conflits et éviter qu’ils ne prennent de l’ampleur là où l’émotionnel du travailleur est à fleur de peau.

Plus pragmatique, la direction des ressources humaines française d’EDF a publié un premier guide sur le fait religieux en entreprise dès 2009.

Ce guide remarquable a été spécialement conçu pour éviter que des comportements, des avis ou des décisions ne soient guidés dans l’entreprise par la subjectivité et les représentations et ne créent des tensions dans l’organisation du travail et les relations au travail.  Le guide renseigne sur le comportement à adopter lorsque des questions liées au ramadan se posent au sein de l’entreprise.

On y lit notamment que

« Le rôle du manager ou du responsable RH ne consiste pas à arbitrer sur le fondement religieux qui motive le comportement ou la demande du salarié car il n’est pas juge de conscience. En revanche, il doit évaluer les répercussions de ce comportement / cette demande sur le travail en prenant en compte l’intérêt de l’Entreprise mais aussi les droits ou la protection des personnes au travail. »

L’exemple concret du jeûne religieux est abordé à travers 7 cas. On cite ici le premier, renvoyant au Guide EDF pour les autres.

«  »Un salarié demande à finir plus tôt parce qu’il jeûne…
La question que VOUS NE DEVEZ PAS vous poser :
Que dit sa religion ?

Pourquoi ?
Parce que le salarié ne peut vous livrer que sa propre interprétation subjective,
Parce que l’interprétation qu’il fait de sa religion relève de sa liberté de conscience,
Parce que peu importe ce que la religion dit, elle ne « fait jamais loi » au sein d’une Entreprise

Les questions que VOUS DEVEZ vous poser :
1. Est-ce que finir plus tôt entrave la sécurité ? 2. Est-ce que finir plus tôt entrave la sûreté des installations ? 3. Est-ce que finir plus tôt entrave l’hygiène ? 4. Est-ce que finir plus tôt entrave son aptitude à réaliser sa mission ? 5. Est-ce que finir plus tôt entrave l’organisation de l’équipe ? 6. Est-ce que finir plus tôt entrave la liberté de conscience des autres salariés, donc correspond à du prosélytisme ? 7. Est-ce que finir plus tôt entrave les impératifs commerciaux liés à l’intérêt de l’Entreprise

Commentaires : Aucun critère légal ne permet a priori de donner une réponse négative ou positive. C’est au manager d’évaluer s’il y a incompatibilité entre l’aménagement souhaité et l’organisation du travail requise pour la mission de ce salarié. »"

On rejoindra cette analyse en droit belge : aucune règle fixe ne prévaut en cette matière : l’imagination est actuellement au pouvoir !

L’expérience usuelle des entreprises est alors décisive pour repérer et stimuler une variété de bonnes pratiques. Peut-on imaginer une publicité de ces formes de gestions ? Le cas du Guide EDF est remarquable. D’autres entreprises semblent plus discrètes sur leur politique. Sans doute les efforts actuels de labellisation des politiques interculturelles privées sont-ils une voie à la fois efficace et respectueuse des know how propres à chaque management. D’autres formes de diffusion et de promotion, plus globales, peuvent être assurées par divers organismes privés ou publics, notamment le Centre pour l’Egalité des Chances.

A défaut, il appartiendra aux tribunaux puis à la doctrine juridique d’établir et d’analyser un relevé négatif, celui des pratiques condamnées… On sait que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà commencé ce travail, notamment par ses quatre décisions conjointes prises dans son arrêt du 15 janvier 2013, Eweida, Chaplin, Ladele, Mc Farlane c. Royaume Uni , n°. 48420/10, 59842/10, 51671/10 and 36516/10).  On retiendra simplement ici que les réponses de la Cour traitent chaque cas séparément, et leur assurent des issues elles-mêmes différentes en fonction des contextes. La Cour envoie toutefois par là un message fort : aucune position formelle ou de principe ne peut résoudre à l’avance ce type de contentieux, pas même une clause contractuelle. Ce sont des dispositifs et des procédures dynamiques qui sont attendues et qui seront évaluées.

Jancy Nounckele
Chercheuse à la chaire de droit des religions (UCL)
Avocat au barreau de Bruxelles



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