Image de marque et campagne anti-islam 30 octobre
Utilisation abusive d’une image de marque dans une campagne anti-islam
Affaire Louboutin c. Van Dermeersch (Comm. Anvers (réf.), 14 octobre 2013)
Le 14 octobre 2013, le Président du Tribunal de commerce d’Anvers statuant en référé a prononcé l’interdiction de l’utilisation du matériel de campagne de l’association « Vrouwen tegen Islamisering » (liée à l’association « Steden tegen islamisering », elle-même branche néerlandophone de l’association « Cities against islamisation »). Sur ce matériel de campagne, diffusé aussi par la presse, figurent des escarpins de la célèbre marque Louboutin – reconnaissables dans le monde entier par leurs semelles rouges – sans qu’aucune autorisation de les utiliser ait été demandée ou accordée. L’usage de la marque Louboutin sur la photo de campagne est interdit et tous les supports sur lesquels cette photo est visible doivent être retirés de l’espace public réel et virtuel (notamment le site Internet de la campagne) endéans les 24 heures.
La photo litigieuse, publiée sur les affiches de campagne ainsi que sur le site Internet de l’association, montre l’arrière des jambes d’une femme relevant sa jupe et portant les célèbres escarpins, ces jambes étant celles d’Anke Van Dermeersch, sénatrice du parti d’extrême droite Vlaams Belang. Divers traits tracés sur l’une des jambes établissent une sorte d’échelle de la hauteur de jupe « acceptable » selon l’islam, allant de « conforme à la charia » (jupe recouvrant même les pieds) à « lapidation » (jupe ne recouvrant que le haut des cuisses) en passant par « islam modéré » (jupe tombant jusqu’aux talons), « provocation » (jupe s’arrêtant à la cheville), « salope » (jupe s’arrêtant sur les mollets), « pute » (jupe s’arrêtant au genou), et « viol » (jupe s’arrêtant au-dessus du genou). L’affiche est en outre assortie du slogan « Liberté ou islam ? ».
Soulignant l’absence d’autorisation quant à l’utilisation des escarpins Louboutin par la défenderesse, le juge fait état d’une interview de cette dernière publiée dans le journal Het Gazet van Antwerpen, dans laquelle elle répondait « Les Louboutins sont des chaussures chères, typiquement occidentales, que beaucoup de femme aimeraient avoir et qui symbolisent très bien que les femmes doivent avoir la liberté de porter ce qu’elles veulent, à la différence de ce qui prévaut dans l’islam » (Comm. Anvers (réf.), 14 octobre 2013, n° C/13/00138, p. 5). Anke Van Dermeersch avait donc bel et bien l’intention, selon lui, de tirer profit de la notoriété de Louboutin en choisissant délibérément de porter les escarpins de la marque sur la photo, tout en en laissant apparaître de manière particulièrement visible les semelles rouges caractéristiques. Si cela permettait d’attirer plus encore l’attention que des chaussures neutres, cet avantage est jugé injustifiable par le tribunal étant donné son incompatibilité avec les intentions légitimes du créateur par rapport à la diffusion de la marque dont il est propriétaire. En effet, une telle utilisation porte atteinte à la réputation de la marque : Louboutin refuse d’être associé avec une quelconque idéologie ou campagne politique, encore moins avec les sujets controversés de la campagne visée par l’action en référé (ibidem, pp. 6-7).
Même l’argument de la défenderesse tiré de sa liberté d’expression, selon lequel elle peut porter les vêtements de marque de son choix pour autant qu’elle se les soit procurés de manière honnête, est rejeté par le Président du Tribunal. Il insiste en effet sur la différence, pour un homme ou une femme politique, entre l’apparition en public occasionnelle en tant que personne et le lancement d’une campagne politique systématique et organisée dans laquelle sont utilisées à grande échelle des images spécialement créées à cet effet, ce qui est le cas en l’espèce. Les escarpins, particulièrement leurs semelles rouges, sont photographiés de manière à les mettre bien plus en avant que ne le ferait une photographie neutre : l’usage de la marque dans un tel contexte ne peut dès lors être assimilé au port de vêtements au quotidien (ibidem, p. 7).
Le 25 octobre 2013, le même juge interdisait une fois encore l’utilisation par la sénatrice Anke Van Dermeersch de son matériel de campagne pour violation de droits d’auteur. Ce matériel avait été transformé après la première décision en une photo de ses jambes, en position couchée, avec la même échelle graduée, le même slogan et le même type d’escarpins mais à semelles jaunes. L’élément litigieux est cette fois l’échelle graduée visible sur les jambes en ce qu’elle constitue le plagiat du travail d’une étudiante canadienne. Tout en reconnaissant s’être inspirée de ce travail intitulé « Judgments », par lequel l’étudiante dénonçait les jugements sexistes dont sont victimes les femmes, la sénatrice recourt sans autorisation au concept de ce travail afin de faire campagne contre l’islamisation en Belgique. La campagne ne peut désormais plus être ni publiée ni distribuée. Anke Van Dermeersch fait cependant appel contre la décision, dénonçant une « décision politiquement motivée ».
Au-delà de ces deux jugements juridiquement fondés – les deux décisions semblent juste au regard du respect du droit des marques (en l’occurrence Louboutin) et du droit d’auteur (en l’occurrence celui de l’étudiante canadienne dont le travail aurait été copié sans autorisation) – se pose toutefois la question de l’impact de la nature du parti politique menant campagne dans le raisonnement judiciaire. Le fait que la campagne politique (« Vrouwen tegen islamisering ») menée au moyen, entre autres, des photos litigieuses dont jugement le soit par une sénatrice d’un parti d’extrême droite flamand, le Vlaams Belang, a-t-il joué en défaveur de la défenderesse dans cette affaire ? La question mérite selon nous d’être posée car, si les idées de ce parti ne méritent pas de s’y arrêter, l’on ne pourrait accepter que la justice fonctionne à deux vitesses sur base d’un hypothétique agenda politique. La liberté d’expression de tout un chacun doit être garantie en tant que telle et il serait peu acceptable que certains groupements politiques ne puissent en bénéficier au motif que les idées qu’ils défendent ne correspondent pas toujours à l’idéal démocratique.
En sens inverse, on apprend par cette affaire que l’image d’une marque commerciale peut avoir une densité éthique spécifique, même à la faveur de produits assez usuels. S’y déploie en tout cas une version nouvelle, originale, et peut-être significative, de « responsabilité sociale des entreprises », garant d’une éthique devenue publique par la médiatisation du procès ? Sans doute en l’espèce, les enjeux axiologiques de l’affiche étaient-ils particulièrement évidents, mais que penser à l’avenir de boycotts plus délicats, à la demande de telle ou telle marque s’opposant à ce qu’un de ses produits figure dans une campagne relative à d’autres polémiques moins certaines… A moins que seules des marques et produits de luxe, particulièrement identifiables, ne soient bénéficiaires d’une protection de leur image éthique ?
Dr Sophie Minette
Chaire de droit des religions