Le prêtre, l’avocat et le secret

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La Cour constitutionnelle a rendu le 26 septembre 2013 un arrêt d’annulation partielle de l’art. 458 bis du Code pénal (°), récemment modifié à la suite d’une proposition de la Commission spéciale relative au traitement d’abus sexuels et de faits de pédophilie dans une relation d’autorité, en particulier au sein de l’Eglise (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0520/002, pp. 408-409; ibid., DOC 53-1639/001, pp. 3 et 7-8; ibid., DOC 53-1639/003, pp. 4-5, 20-21 et 24; Ann., Chambre, 2010-2011, 19 juillet 2011, CRIV 53 PLEN 045, pp. 37-38).
L’art. 458 bis avait été introduit dans le code pénal en 2000 pour permettre à des titulaires de secret professionnel de signaler des cas d’abus sexuels sur mineur. La modification proposée par la Commission « Abus », introduite par la loi du 30 novembre 2011 avait pour objet d’étendre les cas permettant un tel type de signalement. En toute hypothèse, tant l’ancienne que la nouvelle version de l’art. 458 bis ne créent pas d’obligation de signalement, mais seulement une autorisation. Il n’en reste pas moins que la levée d’une obligation stricte de secret professionnel déstabilise la relation de confidence et de confiance dans laquelle s’inscrit la mission de ce professionnel. Tel est toutefois le prix raisonnable à payer, selon le législateur, pour assurer une meilleure protection des catégories de victimes visées.

La nouvelle version de l’art. 458 bis comportait trois modifications majeures : les victimes visées ne sont plus seulement des mineurs, mais aussi des adultes vulnérables ; la victime à protéger par signalement ne doit plus nécessairement être identifiée individuellement mais simplement mise en danger potentiel ; enfin, et surtout, l’autorisation de signalement n’est plus limitée au seul cas d’une révélation par la victime (examinée ou entendue par le professionnel), mais s’étend désormais aux éléments communiqués ou avoués par le suspect lui-même. L’objet de cette dernière réforme ne visait plus seulement le secret bénéficiant à la relation entre un enfant victime et le médecin, le prêtre ou l’avocat, mais aussi celui qui couvrait la relation entre un suspect et son avocat, son médecin ou son confesseur ou son confident spirituel, tenu par « état ».

Une telle extension de l’autorisation de signalement a été contestée par le barreau, sur la base de plusieurs arguments. Le premier tenait au caractère vague de la notion de victimes potentielles (« danger sérieux et réel pour d’autres ») et de « personnes vulnérables ». La Cour rejette cet argument au titre de ce que « rien dans les travaux préparatoires ne fait apparaître qu’il y aurait lieu d’accorder aux termes utilisés dans cette expression une autre signification que celle qui leur est conférée par l’usage courant », et renvoie pour le reste au devoir de vigilance de toute professionnel.

Mais le second argument recevra une plus grande attention de la Cour : « Les parties requérantes [faisaient] valoir que le droit de parole au sens de l’article 458bis, modifié, du Code pénal instaure une égalité de traitement injustifiée entre les avocats et d’autres catégories de personnes qui sont tenues au secret professionnel au sens de l’article 458 du Code pénal, telles que les médecins, les pharmaciens, les agents de police et les prêtres. »

La Cour admet que « les avocats prennent une part importante dans l’administration de la justice, ce qui justifie que les conditions d’accès et d’exercice à cette profession obéissent à des règles propres, différentes de celles qui régissent d’autres professions libérales » (B.28.1). Elle estime plus encore que « la règle du secret professionnel imposée à l’avocat est un élément fondamental des droits de la défense » (B.29.2) et, citant la Cour européenne des droits de l’homme : « même s’il n’est « pas intangible », le secret professionnel de l’avocat constitue dès lors « l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique » (CEDH, 6 décembre 2012, Michaud c. France, § 123) (…) la Cour européenne des droits de l’homme « a admis que, dans le cadre de procédures se rapportant à des abus sexuels et notamment sur des personnes vulnérables, des mesures soient prises pour protéger la victime, pourvu que ces mesures puissent être conciliées avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense » (CEDH, 16 février 2010, V.D. c. Roumanie, § 112).
Et la Cour de conclure que « Si la protection de l’intégrité physique ou mentale des personnes mineures ou majeures vulnérables constitue incontestablement un motif impérieux d’intérêt général, pareil motif ne peut raisonnablement justifier la mesure attaquée, compte tenu des particularités qui caractérisent la profession d’avocat par rapport aux autres dépositaires du secret professionnel, lorsque l’information confidentielle a été communiquée à l’avocat par son client et est susceptible d’incriminer celui-ci. » (B.32) « Par la mesure attaquée, le législateur a dès lors porté atteinte de manière disproportionnée aux garanties accordées au justiciable par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et a violé les articles 10 et 11 de la Constitution. » (B.33)

Ce faisant, la Cour introduit dans le régime pénal du secret professionnel une différentiation forte entre les différents obligés. Certes la Cour n’était saisie que d’une seule des professions légalement tenues au secret, mais il n’empêche que les arguments retenus et le résultat obtenu conduisent à s’interroger sur ce qu’il advient des autres catégories d’obligés, dont les ministres des cultes.

Il ne suffit pas en effet de se prononcer sur la spécificité unilatérale de la profession d’avocat. Il convient aussi d’analyser comparativement la situation propre des autres professions en vue de vérifier le caractère raisonnable de la nouvelle distinction décidée par la Cour. On s’interrogera ici seulement sur ce qui distinguerait les avocats des ministres des cultes.
On observera d’abord que la différenciation admise par la Cour constitutionnelle reste mince. La Cour rappelle en effet de façon forte et précise l’applicabilité aux avocats du dispositif de l’état de nécessité, qui permettra encore aux avocats de s’estimer dans certains cas déliés du secret. Le mécanisme de l’état de nécessité demeure toutefois plus complexe à délimiter et par conséquent aura un effet déstabilisant moins grand qu’une transformation explicite de la loi, toute empreinte de symbolique et de publicité.
Il reste que médecin des corps et médecin des « âmes » sont désormais seuls à être explicitement  autorisés à lever le secret lorsqu’ils en sont informés par une victime ou par un suspect. Il en résulte pour les personnes qui se confient un certain aléa, particulièrement significatif pour les suspects. Le secret professionnel des ministres des cultes, comme celui des médecins, n’aurait-il aucun titre de justification au sein des garanties des droits de l’homme ? Autant il est clair que l’article 6 CEDH, garantissant les droits de la défense, donne un poids particulier à la figure de l’avocat, autant le droit à la vie ou la liberté de conscience et de religion sont-ils eux-aussi garantis internationalement. Créer un aléa dans l’accès aux soins ou dans l’accès essentiel à un confident appellera dès lors aussi un examen de proportionnalité, dont rien n’annonce à l’avance le résultat.
Ainsi, mutatis mutandis, l’invocation de l’article 6 de la Convention a conduit la jurisprudence française à protéger la confidentialité des aveux religieux en s’opposant à l’utilisation de dossiers canoniques saisis dans un tribunal diocésain, en raison de ce que le serment de dire la vérité déféré également aux accusés eux-mêmes en droit canonique affecte ces aveux d’un vice au regard des droits garantis devant les juridictions civiles.

A supposer que des pesées ultérieures soient encore à réaliser, il n’en reste pas moins qu’un aléa réel frappe désormais tout suspect se confiant à un prêtre ou à un médecin, au regard de la loi de l’Etat. Sans doute faut-il également prendre en compte, pour une mesure sociologiquement exacte, la portée des déontologies médicales ou des prescriptions religieuses qui s’appliquent par ailleurs. Ces systèmes normatifs, non étatiques, peuvent en effet permettre d’anticiper avec davantage de certitude l’attitude des confidents nécessaires. De ce point de vue, on se bornera à rappeler que si le secret professionnel des ministres des cultes est bien plus large que celui du sacrement catholique de la réconciliation (le « secret de la confession »), ce dernier demeure absolu en droit canonique contemporain, sans exception aucune. Certes, ici encore, le renvoi classique à l’état de nécessité conduira chaque acteur à agir en conscience et à assumer ses responsabilités, soit civiles soit religieuses.

Un autre argument est admis par la Cour. Il est double et concerne tant la vigilance déontologique propre aux avocats que leur intégration dans le processus judiciaire étatique (B.28.1 ; B.28.2).  Sur le premier point, l’actualité semble montrer que la qualité déontologique des diverses professions tenues au secret ne présente pas de grande différence. Chaque profession semble régulièrement faire face à des dérives et appeler à des réformes salvatrices. Sur le second point, il reste effectivement que seuls les avocats sont des auxiliaires de la justice de l’Etat, à la différence des autres professions visées. Mais cette différence est-elle si nette ? La médecine est-elle si éloignée des responsabilités publiques ? L’ordre des médecins est-il si peu encadré par la loi ? Et les cultes reconnus par l’Etat ne témoignent-ils pas précisément d’une « reconnaissance » de leurs fonctions sociales ? Certes, le secret des ministre des cultes ne se limite pas aux cultes reconnus, mais ceci n’appellerait-il pas précisément aussi une discussion ? Sans doute, la figure du prêtre confesseur catholique s’éloigne-t-elle des usages familiers dans une société sécularisée, mais ce serait aller trop vite de nier toute nécessité sociale de lieux ou de moments de confidence et de confiance vraies.

A s’en tenir à une relation de simple compréhension mutuelle au sein du monde judiciaire, l’arrêt n’en vient-il pas à se revêtir d’apparences quelque peu corporatistes ?

Cette question appelle certes une réponse, mais on ne peut toutefois conclure sans replacer au centre de l’attention l’objet véritable du débat : la protection du mineur et des personnes vulnérables. L’équilibre à trouver entre secret professionnel, obligation de porter secours à personne en danger et état de nécessité face à un risque infractionnel reste un enjeu de conscience avant d’être un enjeu pénal.  Un enjeu pour tous les citoyens, sans exception.

Louis-Léon Christians

Pour aller plus loin

Bibliographie succincte sur le secret professionnel des ministres des cultes :
  • CARTIER, M.E., « Le secret religieux », Rev. sc. crim. dr. pén. comp. , 2003/3.
  • DAMIEN, A., « Secret professionnel et secret de la confession. À propos d’un arrêt récent de la Cour de cassation [de France] », Esprit et Vie, CXII (2003), 85, 10 ss.
  • DE POOTER, P., « Secret professionnel et secret de la confession », Journal des tribunaux, 2002, pp. 201-206.
  • DU PUY-MONTBRUN, B., La détermination du secret chez les ministres du culte : Le secret pastoral en droit canonique et en droit français, Paris, L’échelle de Jacob, 2012, 477 pp.
  • ÉCHAPPÉ, O., « L’officialité de Lyon, le secret et la Cour de cassation, L’année canonique, XLIV (2002), 251 ss.
  • FORTIER, V., « Le secret des ministres du culte », in Collectif, Secret et Justice, Lille, Publications de l’Espace Juridique, Centre d’histoire judiciaire, 1999, pp. 246-259.
  • GONZALEZ, G., « Secret, religion et CEDH » in FLAUSS-DIEM, J. (dir.), Secret, religion, normes étatiques, Strasbourg, PUS, 2005, 190 pp.
  • HAUSMAN, N., « Porter aujourd’hui les confidences et en garder le secret: jusqu’où? Pourquoi? », Nouvelle revue théologique, 134/2 (2012) pp.275-283.
  • LAMBERT, P., « Le secret professionnel du ministre du culte », in Le secret professionnel, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 243-253.
  • MARTENS, K., « Le secret dans la religion catholique », Revue de droit canonique, 2002, 52/2, pp. 259-274.
  • MILANI, D., Segreto, libertà religiosa e autonomia confessionale La protezione delle comunicazioni tra ministro di culto e fedele, Lugano, EUPRESS FTL, 2008 Collana « Religioni e Diritti umani », 236 pp.
  • PANAFIT, L., « Le secret de droit hébraïque », Revue de droit canonique, 2002, 52/2, pp. 275-294.
  • PAPATHOMAS, G.D., « Le secret dans le christianisme orthodoxe », Revue de droit canonique, 2002, 52/2, pp. 295-316.
  • SACHOT, M., « Le secret de la confession, forme ultime d’asservissement ou forme ultime de libération ? », in Responsabilités professionnelles et déontologie. Les limites éthiques de l’efficacité, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 123-153.
  • THIEL, M.J., « Quand le secret nous tient… Réflexion théologique autour du secret », Revue d’éthique et de théologie morale, n°222, septembre 2002, pp. 271-298.
  • TORFS, R., « Secret et religion en Belgique » in FLAUSS-DIEM, J. (dir.), Secret, religion, normes étatiques, Strasbourg, PUS, 2005, 190 pp.
  • VAILLANT, J.Cl., Le secret canonique face à l’évolution du secret professionnel étatique devant l’augmentation des crimes sur mineurs de quinze ans, Mémoire de Maitrise en droit canonique, Institut catholique de Paris, 2002.
  • VOLFF, J., « Le secret dans les Eglises protestantes », Revue de droit canonique, 2002, 52/2, pp. 217-328/
  • WEIBEL, N.B. « Le secret dans le Bouddhisme », Revue de droit canonique, 2002, 52/2, pp. 329-338.
(°) Annexe :

L’art. 458 bis tel qu’il était avant sa modification :
« Toute personne qui, par état ou par profession, est dépositaire de secrets et a de ce fait connaissance d’une infraction prévue aux articles 372 à 377, 392 à 394, 396 à 405ter, 409, 423, 425 et 426, qui a été commise sur un mineur, peut, sans préjudice des obligations que lui impose l’article 422bis, en informer le procureur du Roi, à condition qu’elle ait examiné la victime ou recueilli les confidences de celle-ci, qu’il existe un danger grave et imminent pour l’intégrité mentale ou physique de l’intéressé et qu’elle ne soit pas en mesure, elle-même ou avec l’aide de tiers, de protéger cette intégrité ».

L’article 458bis du Code pénal Tel qu’il a été remplacé par l’article 6, attaqué, de la loi du 30 novembre 2011 :
« Toute personne qui, par état ou par profession, est dépositaire de secrets et a de ce fait connaissance d’une infraction prévue aux articles 372 à 377, 392 à 394, 396 à 405ter, 409, 423, 425 et 426, qui a été commise sur un mineur ou sur une personne qui est vulnérable en raison de son âge, d’un état de grossesse, [de la violence entre partenaires], d’une maladie, d’une infirmité ou d’une déficience physique ou mentale peut, sans préjudice des obligations que lui impose l’article 422bis, en informer le procureur du Roi, soit lorsqu’il existe un danger grave et imminent pour l’intégrité physique ou mentale du mineur ou de la personne vulnérable visée, et qu’elle n’est pas en mesure, seule ou avec l’aide de tiers, de protéger cette intégrité, soit lorsqu’il y a des indices d’un danger sérieux et réel que d’autres mineurs ou personnes vulnérables visées soient victimes des infractions prévues aux articles précités et qu’elle n’est pas en mesure, seule ou avec l’aide de tiers, de protéger cette intégrité ».



Régime pénitentiaire et religion

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Le respect des régimes alimentaires en prison : une obligation résultant de la Convention européenne des droits de l’homme, mais d’application mesurée

Récemment, la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Housein c. Grèce, 24 octobre 2013, n°71825/11) a statué sur la requête d’un ressortissant afghan, de confession musulmane, qui se plaignait d’une violation de sa liberté de religion, car il estimait que les plats servis durant sa détention administrative contenaient  du porc jugé impur par l’islam. Comment les prisons et les centres fermés pour illégaux gèrent-ils les exigences alimentaires de certaines religions (islam, judaïsme, bouddhisme, etc.) ?

Le requérant affirmait en l’espèce qu’à plusieurs reprises, le seul plat servi était de la viande de porc. Il devait soit manger, soit jeûner. Ses protestations à ce sujet étaient restées vaines, car les gardiens lui opposaient systématiquement que les repas étaient fournis par une taverne ayant conclu un contrat avec le centre de rétention.

De son côté, le gouvernement grec a formellement dénié les propos du requérant et soutient n’avoir jamais servi de viande de porc aux immigrés clandestins détenus, musulmans en majorité. Afin de prouver cette allégation, le Gouvernement produit une pièce devant la Cour : le programme d’alimentation durant la période où le requérant était détenu. Il y est expressément mentionné que le menu ne devait pas contenir de viande de porc, ni de graisse animale (d’origine porcine). Le Gouvernement ajoute que cette consigne était donnée y compris lors des transferts de détenus.

Le requérant estime que la pièce fournie par le Gouvernement n’est pas probante puisqu’elle ne donne aucune indication quant au type de viande utilisée. Il prétend que les sandwichs distribués contenaient du jambon ou du salami et que de la viande de porc était servie en moyenne trois fois par semaine en dépit des protestations des détenus à ce sujet.

Nonobstant le débat des parties quant à la présence ou non de porc dans les plats servis, l’arrêt de la Cour rappelle le droit applicable en la matière : la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres sur les Règles pénitentiaires européennes (adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006 lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres). Les dispositions pertinentes de ladite recommandation prévoient : « Régime alimentaire 22.1 Les détenus doivent bénéficier d’un régime alimentaire tenant compte de leur âge, de leur état de santé, de leur état physique, de leur religion, de leur culture et de la nature de leur travail. (nous soulignons) Par conséquent, les prisons et autres centres de détention doivent assurer le régime alimentaire religieux de leurs détenus. Cela engendre-t-il une obligation « de ne pas faire » (c’est-à-dire de ne pas servir de porc, de jambon etc.) et/ou une obligation « de faire » (de servir de la viande hallal et kasher)?

Loin de trancher ces questions, la Cour a estimé pouvoir déclarer la demande irrecevable. En effet, elle reproche au requérant de ne pas s’être plaint aux autorités grecques de l’atteinte à ses convictions religieuses en raison du fait que les repas servis comprenaient de la viande de porc. En outre, la Cour ajoute que rien dans le dossier ne lui permet de douter de la véracité du document et des affirmations du Gouvernement.

L’importance d’une information claire ou d’un étiquetage précis est ici en cause, mais l’on voit que la Cour ne développe pas une position pointilleuse. A défaut de contestation au moment même par le requérant, les documents généraux de l’administration font foi.

Dans une autre affaire concernant l’alimentation de détenus, la Cour européenne des droits de l’homme s’est montrée plus réceptive à l’argumentation d’un détenu bouddhiste souhaitant des repas végétarien puisque, dans un arrêt rendu à l’unanimité, elle condamne la Pologne pour violation de la liberté de religion (Art. 9). (arrêt Jakóbski c. Pologne, 4e Sect. 7 décembre 2010, Req. n° 18429/06). La Cour y précise d’emblée que « l’observation de prescriptions alimentaires peut être considérée comme une manifestation directe de croyances et pratiques [religieuses] au sens de l’article 9 » tout en prenant bien soin de circonscrire sa conclusion aux circonstances de l’affaire.

Comme le souligne très justement un commentaire juridique de Nicolas Hervieu, « il ne peut être déduit du raisonnement des juges européens dans cet arrêt la consécration d’un droit inconditionnel pour tout détenu de bénéficier du régime alimentaire de son choix, même motivé par des exigences religieuses. Par contre, un tel arrêt révèle l’obligation pour les autorités carcérales de satisfaire les demandes raisonnables formulées à ce titre. En l’espèce, pour satisfaire la demande d’un simple régime sans viande, le repas n’a pas à être préparé, cuisiné ou servi d’une manière particulière, et n’exige pas de produits spéciaux ».

In fine, face à la question des régimes alimentaires dictés par des préceptes religieux durant l’incarcération, la position de la Cour européenne des droits de l’homme se veut pragmatique – afin de tenir compte des contraintes inhérentes à l’organisation carcérale – et prudente – afin d’anticiper les demandes excessives motivées par la religion.

Dans les prisons belges, qu’en est-il des pratiques alimentaires et des prescrits religieux ?

L’art. 71 de la Loi belge de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus prévoit que « § 1er. Le détenu a le droit de vivre et de pratiquer sa religion ou sa philosophie individuellement ou en communauté avec d’autres, dans le respect des droits d’autrui.  § 2. Il a droit à l’assistance religieuse, spirituelle ou morale d’un représentant de son culte ou de sa philosophie attaché ou admis à la prison à cet effet. » L’art. 42 énonce pour sa part que « L’alimentation du détenu doit être fournie en quantité suffisante, respecter les normes d’hygiène modernes et, le cas échéant, être adaptée aux exigences de son état de santé. ».

Dans un article de mai 2013, les journaux de Sud Presse ont rapporté que certaines prisons, comme celle de Forest, ne serviraient plus de porc depuis plusieurs années ceci pour résoudre un problème logistique (nécessité de deux cuisines séparées pour ne pas cuire le porc dans les mêmes ustensiles que les viandes hallal). Elle servirait en revanche des repas hallal sans qu’aucune plainte n’ait été déposée par des détenus non-musulmans. C’est sur ce dernier point que le député libéral Denis Ducarme réagissait pour estimer que le porc ne devait pas être exclu systématiquement de tous les établissements pénitentiaires. Il ne faut toutefois pas généraliser la pratique de la prison de Forest, car d’autres établissements pénitentiaires du pays (comme la prison de Ittre) ont choisi de maintenir le porc au menu et d’adapter les assiettes de ceux qui n’en mangent pas.

Dans d’autres pays

En France, la chercheuse Claire de Galembert a proposé dans un colloque récent au Collège de France, une communication sur la question de l’islamisation de l’alimentation dans le milieu carcéral français, fruit d’une demande de l’administration elle-même. L’Auteur précise que l’article D- 354 du Code de procédure pénal français prévoit que l’administration est tenue de fournir aux détenus une alimentation tenant compte de leurs convictions philosophiques ou religieuses. Toutefois, l’administration pénitentiaire française se contenterait jusque ici d’une prise en compte « minimaliste » des prescriptions islamiques en matière alimentaire. Des repas « sans porc » (souvent qualifiés de régimes « musulmans » ou « confessionnels) sont fournis parallèlement aux repas ordinaires. Ces repas se limitent à remplacer le porc par des viandes de poulet ou de bœuf. Ils n’offrent pas de viande halal. L’Auteur relève enfin que depuis 2007, les établissements ont certes été encouragés à organiser des « cantines » spécifiques, mais outre qu’elles offrent une gamme de produits hallal limités, leur coût peut être prohibitif pour une bonne partie des détenus qui du coup ne peuvent y avoir accès.

Aux Pays-Bas, un régime sans porc a également été instauré dans de nombreuses prisons. Cette pratique a toutefois été  écourtée par la plainte d’un détenu non-musulman qui a dénoncé ce régime exclusif ce qui mena à un changement de politique alimentaire dans les prisons néerlandaises (source, source).

Jancy Nounckele, avocat au barreau de Bruxelles
chercheuse à la Chaire de droit des religions

Pour en savoir plus,
  • BECCI, I. Religion and prison in modernity :tensions between religious establishment and religious diversity – Italy and Germany, Florence, 2006 EUI, PhD theses.
  • BECKFORD, J., JOLY D. et Farhad KHOSROKHAVAR, Les musulmans en prison en Grande-Bretagne et en France, Presses universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2007.
  • BURNS, S. A., « Perfect Piety: Transgression and Redemption within the Legal Structures Affording Prisoners the Right to a Religious Diet », University of Louisville Law Review, Vol. 50, Issue 1 (2011), pp. 153-176.
  • HERVIEU, N.  » Possibilité pour un détenu d’obtenir un régime alimentaire respectant les préceptes de sa religion « , in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 7 décembre 2010.
  • OVERBEEKE, A., « God achter de tralies. Vrijheid van godsdienst en levensovertuiging in detentiesituaties » In BREMS, E., SOTTIAUX, S., VANDEN HEEDE, P., VANDENHOLE, W., Vrijheden en vrijheidsbeneming. Mensenrechten van gedetineerden,  Intersentia, Antwerpen, 2005, pp. 123-150.
  • STOUT, Taylor G. « Costs of Religious Accommodation in Prisons, The Virginia Law Review, Vol. 96, Issue 5 (September 2010), pp. 1201-1240.


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