Droit et résurgence du passé

Le point commun entre « Mein Kampf » et « Tintin au Congo » ? Ces œuvres, encore régies par le droit d’auteur, entreront dans le domaine public d’ici quelques années, et cela pose des questions quant aux messages obsolètes pouvant être véhiculés par ces ouvrages.

Prenons le cas de « Mein Kampf » : l’histoire a démontré la nocivité de la doctrine nazie, et la réédition de cet ouvrage ainsi que sa publication (intégrale ou partielle) sont contrôlées par la région allemande de Bavière qui en détient les droits d’auteur depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, cette région étant le dernier domicile connu d’Hitler, les Alliés ont décidé de céder les droits du livre ainsi que des affiches de propagande nazie au Land, aucun héritier ne s’étant non plus manifesté. La Bavière peut ainsi interdire toute utilisation et reproduction du texte original, ce qu’elle fait malgré de nombreuses demandes. Il existe néanmoins une traduction officielle en français (autorisée par Hitler en 1938) soumise elle aussi au droit d’auteur, détenu par la maison d’édition Les Nouvelles Editions Latines. Au 1er janvier 2016, l’écrit hitlérien tombera dans le domaine public et pourra ainsi être traduit, utilisé, et publié librement, ce qui ne va pas sans raviver de nombreux débats, entre censure, intérêt historiographique, incitation à la haine raciale et/ou religieuse et liberté d’expression et d’opinion.

A l’ère numérique, une censure de ce texte est impensable et impossible, le texte a par exemple été traduit en dépit du droit d’auteur en Egypte ou encore en Inde, où il est devenu un best-seller. L’histoire a déjà éprouvé les conséquences d’un tel ouvrage que son hypothétique future publication pourrait de nouveau attiser. De plus, les propos xénophobes soutenus dans ce livre sont condamnés par différentes législations ; en Belgique la loi du 30 juillet 1981 réprime certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie ; tout comme la loi du 23 mars 1995 qui réprime la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide du peuple juif perpétré pendant la Seconde Guerre Mondiale. Et « Mein Kampf » est en soi une justification du dispositif mis en place par le IIIème Reich pour l’extermination des Juifs : la solution finale. Diverses directives européennes prohibent elles-aussi les discours considérés haineux (pour des motifs religieux, ou raciaux) comme l’article 17 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Malgré cela, nombreuses sont les voix en faveur d’une diffusion de ce texte. Les arguments avancés aspirent à démontrer l’importance et l’intérêt historique d’un tel écrit, et la contre-productivité d’une censure. En France, un arrêt de la Cour de Paris de juillet 1979 a penché en faveur de cette argumentation, dans un procès mené par la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) contre Les Nouvelles Editions latines concernant l’utilisation de la traduction. La publication et l’édition de cet ouvrage sont ainsi autorisés, à la condition d’insérer en début d’ouvrage une notice explicative de 8 pages mettant en garde le lecteur contre le contenu à caractère xénophobe et les conséquences qu’un tel livre ont eu. Face à la prochaine libéralisation de « Mein Kampf », une association  s’est constituée afin de porter devant le parlement européen les débats que soulèvent ce type de texte, préconisant d’étendre la législation française en la matière.

Et c’est selon ce principe de contextualisation que l’on peut mentionner l’ouvrage de David Meyer, Yves Simoens et Soheib Bencheikh : « Les versets douloureux -  Bible, Evangile et Coran entre conflit et dialogue», publié en 2008. Dans ce livre collectif, les auteurs proposent une réinterprétation des passages de la Torah, de la Bible et du Coran pouvant poser à problème de par la violence exprimée envers les autres groupes religieux, dans le but d’aller ainsi à l’encontre de l’augmentation des interprétations littérales. Et effectivement, la lecture de certains passages peut heurter la sensibilité de certaines communautés, et surtout, ces Ecritures sont utilisées comme fondements d’actes racistes et xénophobes, ce que l’on nomme le « Bible hate speech », pouvant mener à des actes criminels.

Malheureusement, l’insertion d’une notice contextualisant une œuvre entre en conflit avec le droit moral à l’intégrité d’une œuvre, selon le jugement de la Cour d’appel de Bruxelles du 28 novembre 2012, concernant l’œuvre « Tintin au Congo » de Hergé. En effet, face à une requête contre la diffusion de cette BD pour la mise en scène de préjugés racistes et xénophobes, la cour a estimé premièrement que cette bande dessinée était un témoignage historique à un moment donné, et que la portée raciste n’était pas dans l’intention même du dessinateur et dans ces conditions, ne pouvait être soumis à la loi du 30 juillet 1981 cité plus haut. Et en réponse à la seconde requête du plaignant concernant l’insertion d’un avertissement, ce serait de fait une altération de l’œuvre opposée à la volonté de l’auteur.

Le vieillissement de ces œuvres, prochainement libéralisées et les polémiques associées posent de nouvelles questions : comment traiter des œuvres (par exemple littéraires) antérieures à une législation interdisant les discours haineux, tout en prenant en compte leurs intérêts historiographiques ? En effet, dans le cas de « Mein Kampf », le caractère profondément antisémite et incitant à la violence n’est plus à prouver, et le principe de liberté d’expression et du droit à « heurter, choquer ou inquiéter »  ne peuvent être appliqué ici. Mais une interdiction ne serait-elle pas contre-productive, surtout à l’ère du numérique ? Pourtant, les communautés juives seraient en droit de s’élever contre cette libéralisation au motif de l’incitation à la haine, tout comme des communautés chrétiennes pourraient s’élever contre certains versets controversés du Coran ! Conjuguer la liberté d’expression et d’opinion d’une époque face aux nouvelles législations encadrant les discours antisémites et racistes, que ce soit dans un but historique ou dans un soucis d’encadrer la diffusion d’œuvre tombée dans le domaine public, est un des nouveaux chalenge du droit, devant se faire en coopération entre les Etats. La décision française concernant l’ajout d’une notice est un début de piste, mais peut sembler un rempart bien faible contre la montée de discours extrémistes, racistes et/ou xénophobes, d’autant plus si des questions d’intégrités morales des œuvres se mêlent à cette décision.

Justine MANUEL
Master en sciences des religions (UCL)
Prix du meilleur article de blog de la chaire droit et religion – UCL – 2014

Pour aller plus loin

  • JANSSENS, Marie-Christine, « Le droit moral en Belgique », Les Cahiers de la Propriété Intellectuelle, 2013/1, n°25, p. 101 – 108.
  • CRUYSMANS Edouard, « Tintin au Congo, un album raciste et xénophobe ? », disponible sur http://www.justice-en-ligne.be/article405.html, (page consultée le 04.06.2014).
  • CRUYSMANS Edouard, « La Cour d’appel a tranché : ‘Tintin au Congo’ n’est pas un album raciste et xénophobe ! », disponible sur http://www.justice-en-ligne.be/article518.html (page consultée le 04.06.2014).



Programmes électoraux et Religions

Elections 2014 : quelle place pour la réforme des cours philosophiques ?

Au lendemain des élections générales du 25 mai se pose la question de la poursuite de la réforme des cours philosophiques – débutée à l’initiative de la ministre de l’enseignement obligatoire durant la législature précédente. Soucieux de cette question, les responsables des cours de religion ont rédigé, avant les élections, un mémorandum à l’attention du monde politique, auquel ont répondu les quatre grands partis francophones, parfois de manière lacunaire. Sans connaître la majorité qui sortira des urnes et la réponse qu’elle pourrait réellement y apporter, au moment d’écrire ces lignes, l’on proposera ici une brève analyse des positions et propositions émises par les responsables des cours de religion ainsi que des programmes cdH, MR, Ecolo et PS relativement aux cours philosophiques avant de lire les réactions des partis politiques au mémorandum à la lumière des programmes généraux. L’on se demandera enfin si l’espoir d’un changement significatif peut être entretenu.

Après avoir rappelé l’importance de l’organisation actuelle des cours philosophiques et la profonde réforme de ces derniers depuis 2005 et la création du Conseil consultatif supérieur des cours philosophiques (CCSCP) – à savoir la rédaction d’un référentiel de compétences spécifiques pour chaque cours et de compétences communes à construire dans le cadre d’activités de rencontre et de collaboration entre cours de religion – les responsables de ces cours tirent l’alarme : ils ont « l’impression que ce travail de réforme est ignoré, volontairement ou pas, par de nombreux responsables politiques ». Face aux deux attitudes rencontrées que sont d’une part la volonté de remplacer pour tout ou partie le cours de religion ou de morale non confessionnelle par un cours de philosophie et d’histoire des religions ou par un cours d’éducation citoyenne, et d’autre part de rendre facultatif ce cours, leur position peut se résumer comme suit :
•    Opérer une séparation totale entre sphère privée et sphère publique est impossible. L’éducation à un regard critique et documenté sur le religieux est d’ailleurs un devoir en démocratie ; elle peut permettre d’empêcher le développement de communautarismes et d’intégrismes mettant à mal la cohésion sociale.
•    Les différents groupes formés par les cours de religion et de morale non confessionnelle au sein de l’enseignement officiel ne sont pas un frein au vivre-ensemble ; au contraire, ils sont une voie vers la reconnaissance des différences.
•    Le questionnement philosophique et l’éducation à la citoyenneté devraient être enseignés de manière transversale, dans le cadre de tous les cours offerts durant l’éducation obligatoire, et vécus au quotidien.
•    Adopter la solution 1 heure/semaine de religion ou morale + 1 heure/semaine d’un cours commun d’histoire, de philosophie ou d’éducation citoyenne serait faire preuve d’une méconnaissance totale du terrain ; c’est une mauvaise solution pédagogique.
Outre ces positions, la revendication principale des responsables des cours de religion est la création d’une commission pluraliste chargée d’envisager l’avenir et l’évolution des cours philosophiques de manière globale et l’inscription de cette dernière dans la future déclaration de politique communautaire.

A la lecture des programmes généraux pour les élections du 25 mai 2014 des quatre grands partis politiques francophones, l’on observe la position a priori de ces derniers  quant à l’organisation des cours philosophiques.

Le cdH axe notamment son programme sur l’éducation à la citoyenneté, la promotion de l’interculturalité et le respect de l’autre (proposition 48) en insistant sur l’importance d’une démarche transversale et interdisciplinaire dans les établissements scolaires pour ce faire, et sur l’intégration de la diversité dans les cours qui existent déjà : la création de nouveaux cours n’est pas évoquée. Les démocrates humanistes insistent par ailleurs sur le développement d’un tronc commun pour tous les cours philosophiques (proposition 49) en précisant que le débat sur les valeurs ne peut être enfermé dans la sphère privée : en effet, l’ouverture que permettrait un tel tronc commun associant le cours de morale non confessionnelle peut contribuer « à éviter les pensées radicales et favoriser le respect mutuel ».

La proposition d’Ecolo d’instaurer des cours philosophiques pour former les citoyens du XXIe siècle (chapitre Jeunesse, éducation et culture – Priorité 5) est pour sa part centrée sur la suppression, à long terme, des cours existants actuellement pour les remplacer par un cours de philosophie et d’histoire des religions qui seraient dispensés « notamment par les actuels maîtres de religion et de morale ». A court terme, les écologistes envisagent l’insertion d’un nouveau cours rassemblant les élèves et les initiant au questionnement philosophique qui viendrait se substituer à l’une des deux heures hebdomadaires consacrées à la religion ou la morale non confessionnelle. Ecolo semble par ailleurs concevoir les cours de religion et de morale non confessionnelle comme néfastes pour le vivre-ensemble dès lors que ce « compartimentage […] pose problème dans la société interculturelle et citoyenne » que le parti souhaite.

Le MR, dans un point « Développer la citoyenneté et transmettre les valeurs » (chapitre sur l’enseignement – 2. Répondre aux défis de la société), met en exergue l’éducation à la citoyenneté comme « pièce maîtresse de l’éducation dans un état démocratique » qui doit « se refléter dans les contenus de l’enseignement » : la transversalité n’est prônée que pour ce pan de l’éducation et non pour l’éducation interconvictionnelle ou interculturelle (seule une meilleure formation à l’interculturalité pour les enseignants est proposée). Pour les réformateurs, les cours philosophiques tels qu’organisés actuellement séparent les élèves alors qu’il s’agit des seuls cours abordant les questions existentielles. C’est pourquoi ils proposent de créer un cours commun de philosophie et d’histoire comparée des religions, sans pour autant être clairs quant au moment auquel devrait être dispensé ce nouveau cours : au troisième degré du secondaire ou dès le début du cursus ? Les deux options sont présentées, à des endroits distincts du programme (chapitre susmentionné et chapitre sur Le juste Etat – G. Interculturalité – 1. Les dangers du repli communautaire)… Relativement au vivre-ensemble et à l’ouverture à la différence, la position du MR semble être que les cours philosophiques actuels ne le favorisent pas suffisamment, au contraire de ce que permettrait du nouveau cours proposé. S’il estime ce dernier nécessaire, le MR est cependant le seul parti à avancer explicitement que les modalités concrètes d’une réforme doit passer par une commission mixte, telle que demandée par les responsables de cultes dans une démarche commune.

Le PS, enfin, affirme sa volonté d’organiser un cours de philosophie et de citoyenneté (chapitre sur l’enseignement obligatoire – 1. Promouvoir la réussite) dès le plus jeune âge, « en lieu et place d’une heure de cours confessionnel ou de morale laïque ». L’accent est ici mis sur le vivre-ensemble et le questionnement philosophique. Les socialistes insistent par ailleurs sur le fait que l’appartenance religieuse ou philosophique relève exclusivement de la sphère privée, séparant donc celle-ci d’une sphère publique sans définition de l’une ni de l’autre.

Au-delà de leur programme respectif, les quatre partis susmentionnés se sont positionnés par rapport au mémorandum et à la demande de création d’une commission mixte chargée de la réflexion sur les cours philosophiques.

Si le cdH juge « indispensable que les chefs de culte soient pleinement associés à la réflexion avant toute prise de décision », son président ne prononce pas le mot « commission » et ne s’avance pas plus. Ecolo s’engage pour sa part à « consulter les enseignants pour qu’ils puissent être partie prenante aux changements » et propose que la réforme entre en vigueur pour la fin de la prochaine législature (2019). Ce ne sont toutefois que les seuls enseignants qui seraient consultés et non tous les acteurs et/ou partenaires gravitant autour des cours philosophiques. Aucun engagement n’est par ailleurs pris quant à l’éventuelle création d’une commission ni quant à la composition de cette dernière. Au contraire, le MR réaffirme son accord de créer une « commission mixte composée de parlementaires et de représentants des différentes convictions officiellement reconnues, religieuses et philosophiques » tout en précisant que seuls six mois lui seraient octroyés afin de rendre des conclusions. Le MR ajoute aussi que tous les acteurs concernés par la réforme des cours philosophiques doivent être associés au débat. Il se rapproche sur ce point de la position du PS, qui rappelle son attachement à la concertation avec tous les acteurs. Répondant de manière globale – la réponse concerne l’ensemble des questions touchant l’avenir de l’enseignement et non uniquement les cours philosophiques –, le PS dit souhaiter organiser « une consultation des acteurs de l’éducation et des partenaires de l’école » afin d’aboutir à la conclusion « d’un Pacte pour l’enseignement ».

Ces déclarations supplémentaires permettent d’espérer que tout projet relatif à l’avenir des cours philosophiques inscrit dans la déclaration de politique communautaire, quelle que soit l’option envisagée, fasse l’objet d’une consultation préalable des responsables des cours de religion et de morale non confessionnelle. La nature et la date de la réforme ainsi que la manière de la réfléchir (commission mixte, acteurs de terrain, etc.) sont imprévisibles. La seule certitude est la suivante : étant donné que les futurs gouvernement et parlement communautaires seront le fruit de coalitions, aucun parti n’aura la mainmise et toute réforme devra faire l’objet de discussions et de compromis.

Dr Sophie Minette
Assistante de recherche à la Chaire de droit des religions

(*) On renverra aussi aux réponses que chaque parti politique a adressées sur ce thème à Mgr Harpigny, évêque catholique référendaire, auteur d’un mémorandum sur ce sujet : catho.be



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