Citoyenneté sans dialogue ?

Dans la Déclaration de Politique Communautaire du Gouvernement de la Communauté française, on lit au point 1.3. Développer l’éducation à la citoyenneté : « L’école est un lieu de socialisation et d’apprentissage de la citoyenneté. Elle doit préparer notre jeunesse à intégrer la diversité dans une société pluraliste. L’école participe ainsi à la construction d’un socle de références culturelles commun à tous les élèves, favorisant la cohésion sociale et le vivre ensemble. Le Gouvernement instaurera sous cette législature, dans les écoles de l’enseignement officiel, progressivement à partir de la première primaire, un cours commun d’éducation à la citoyenneté, dans le respect des principes de la neutralité, en lieu et place d’une heure de cours confessionnel ou de morale laïque. Ce cours sera doté de référentiels spécifiques, incluant un apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’Homme, des valeurs du vivre-ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque. En aucun cas, cette réforme ne pourra entrainer la perte d’emploi pour les enseignants concernés en place. »

On ne peut qu’être surpris par les présupposés qui se cachent dans cette note. Jamais en Communauté française le cours de morale n’a été juridiquement un cours de « morale laïque ». Il s’agit, en vertu du principe constitutionnel de l’art. 24, d’un cours, subsidiaire, de « morale non confessionnelle » permettant la formation des élèves ne souhaitant choisir aucun cours de religion. Telle fut la réponse explicite du Conseil d’Etat dans les années 1990 pour la partie francophone. Telle est la question à nouveau posée au Conseil d’Etat par un recours actuellement pendant. Attribuer, sans attendre, un caractère non neutre à un cours de morale qui s’affirmait l’être depuis 1959, fait penser à cette figure célèbre des films policiers dans lesquels le coupable se tire une balle dans le pied pour inverser l’enquête. Plus fondamentalement, tout ceci laisse mal augurer de l’avenir de tout nouveau cours (en l’occurrence sur les « valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’Homme, des valeurs du vivre-ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque ») qui prétendrait à son tour, et avec la même force, être « neutre ». L’histoire doit-elle se répéter ?

Derrière ces ambiguïtés se dissimulent une réalité : les tensions internes à la laïcité francophone entre laïcité philosophique et laïcité politique. Depuis 1993, les organisations philosophiques non confessionnelles peuvent être reconnues par les pouvoirs publics au même titre que les religions. Parmi ces organisations, la laïcité est la première à avoir été reconnue, et organisée par la loi en 2002. Depuis, le bouddhisme sollicite à son tour sa demande de reconnaissance comme philosophie non confessionnelle. Ces organisations philosophiques ne de(vr)aient-elles pas légitimement devenir titulaires d’un cours spécifique ? C’est ce que laissait peut-être entendre le Décret de la Communauté française du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté en validant une nouvelle appellation juridique des cours de morale : son art. 5 énonce que « Les titulaires des cours de religions reconnues et de morale inspirée par ces religions, ainsi que les titulaires des cours de morale inspirée par l’esprit de libre examen, s’abstiennent de dénigrer les positions exprimées dans les cours parallèles. Les cours visés à l’alinéa précédent, là où ils sont légalement organisés, le sont sur un pied d’égalité. Ils sont offerts au libre choix des parents ou des étudiants. Leur fréquentation est obligatoire. » (°) Mais dès 2003, dans le décret organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné, le vocabulaire constitutionnel était bien réaffirmé : « les cours de religions reconnues et de morale non confessionnelle ».

La réponse de la Flandre est quant à elle explicite au bénéfice de la laïcité, à la suite des arrêts Sluijs du Conseil d’Etat concernant l’enseignement flamand. Elle a acté que le cours de morale en Flandre devait devenir l’équivalent d’un nouveau cours de religion, au bénéfice de la laïcité. Plutôt que de créer un nouveau cours subsidiaire, la Flandre a opté pour l’octroi exceptionnel d’une exemption de tous les cours dits philosophiques.

C’est ce changement que n’a pas clairement opéré  la Communauté française, continuant à affirmer et à imposer la neutralité du cours de morale et dès lors l’absence de pertinence de toute demande d’exemption totale. La dernière preuve en est très récente, à l’occasion de la réforme des titres requis pour les enseignants de chaque matière. Tant les cours de religions que les cours de morale ont vu préparer de nouvelles listes de titres requis, selon des règles identiques aux autres matières. A l’origine, le décret sur les titres requis devait les englober tous. Ce n’est qu’au dernier moment que les titres requis pour l’enseignement des religions ont été retiré à la demande du parti socialiste, tandis que la listes des titres pour le cours de morale était maintenue dans le décret dès lors qu’il est bien considéré comme un cours « neutre » à l’égal les autres matières (voy. aussi l’avis du Conseil d’Etat n° 55.395/2 du 13 mars 2014 (Doc. parl. Cté française, 632 (2013-2014) — No 1, p. 183)).

C’est là que le bât blesse et c’est là le réel enjeu des débats francophones actuels : transformer d’une façon ou d’une autre l’heure de morale neutre en heure relevant de la laïcité. Si cette option peut satisfaire la tendance philosophique de la laïcité francophone reconnue au même titre que les cultes, elle demeure toutefois inacceptable pour les tenants d’une laïcité plus politique.  Or, tel pourrait bien être, à la satisfaction de ces derniers, le fondement du projet gouvernemental d’heure de citoyenneté (plus précisément sur les « valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’Homme, des valeurs du vivre-ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque »).  C’est dire que ce projet, s’il se réalisait, serait d’emblée marqué par une tension difficile à lever tant les conceptions et les pratiques voient leur interprétation relue ou revue au gré des circonstances. Le risque est tout simplement réel de voir tout nouveau cours, soudainement réputé, peut-être dans vingt ans…, comme non neutre.

Ne convient-il pas de souligner les ressources originales encore actuelles du Pacte scolaire, plutôt que de réduire ce dernier à ses simples racines « tribales » ? Le modèle belge peut encore porter des fruits originaux, sans devoir s’assimiler à des modèles étrangers comme la laïcité française ou le multiculturalisme anglo-saxon. C’est en tout cas ce qu’ont montré les Chefs de culte, ainsi que (à l’origine) le Conseil consultatif des cours philosophiques : plutôt que de chercher l’incarnation unique d’une nouvelle « neutralité », c’est dans l’interaction et le dialogue entre les diverses conceptions et acteurs des cours, que pourrait se déployer de façon intersubjective une posture réellement réflexive et en acte. C’est un leurre de croire qu’il n’y aurait qu’une seule modalité, solipsiste et évidée, pour assurer l’intégration de la diversité et du pluralisme axiologique. C’est à ce déplacement interne du pacte scolaire que se sont attachés les acteurs dès 1998, dans des expériences interactives validées à l’époque par une Circulaire du Ministre Nollet. Ceci est d’autant plus significatif que le Conseil d’Etat vient lui-même d’indiquer, dans un arrêt Singh du 24 octobre 2014, que le choix d’un cours de religion n’est nullement lié à une condition d’appartenance confessionnelle, ni ne peut être considéré comme le révélateur d’une quelconque adhésion personnelle. Il y va simplement du libre choix d’une approche cognitive particulière de la diversité des conceptions de la vie, laissant ouverte toute option personnelle (en l’occurrence, la possibilité d’être inscrit au cours de morale en Flandre, et d’invoquer simultanément l’obligation religieuse de porter le turban Sikh).

Tout ce débat porte dans la déclaration communautaire sur l’enseignement officiel. Est-ce à dire que la référence à la « citoyenneté » n’a aucun écho dans le réseau libre ? Ce serait une erreur de le croire. Tout se joue toutefois précisément dans les modalités : il s’agit précisément d’observer que l’inapplicabilité des décrets « neutralité » à l’enseignement libre, ne signifie pas un désengagement de ce réseau pour les questions de citoyenneté, non seulement parce que ces question sont visées par le Décret mission, mais plus largement parce qu’elles sont intégrées aux différents cours, y compris de religion. L’engagement à la citoyenneté ne suppose pas la « neutralité » du citoyen. On renverra sur les initiatives dans le réseau libre, aux travaux récents du GRER, Groupe de recherche sur l’enseignement de la religion, à l’UCL et ses publications récentes (notamment, Henri DERROITTE, Religion et éducation citoyenne (Haubans, 5), Bruxelles, Lumen Vitae, 2011, 272 pages).

Tout dialogue suppose une diversité des approches et des acteurs. Le Pacte assure cette diversité. Reste à améliorer les dispositifs de dialogue. Vaste tâche. C’est en quelque sorte ce que confirme la Ministre en charge, J. Milquet, interrogée au Parlement le 2 octobre 2014 : « L’idée d’un cours d’éducation à la citoyenneté, réclamée depuis longtemps, me réjouit mais tout reste à faire. Le sujet et son contenu sont délicats. Que doit inclure ce cours ? Il faut y réfléchir un minimum. Je ne veux pas vous imposer ma vision des choses, je désire entendre les nombreux acteurs, qui ont des sensibilités différentes. Tous demandent du reste à être consultés. Essayons d’abord de réfléchir à la manière de construire ce cours. Son contenu est essentiel et nous devons faire preuve de prudence et de fermeté. Nous devons faire référence au socle des valeurs communes tout en respectant la diversité et l’autre, et ainsi trouver un équilibre, ce qui n’est pas toujours aisé. Organiser ce cours sans perte d’emplois est un autre défi. En outre, sa création doit être compatible avec l’organisation des établissements. Qui va le donner, comment et à qui ? Tout cela doit se discuter. Rien n’est déterminé, toutes les solutions sont possibles. Ce cours doit correspondre aux besoins que nous aurons définis ensemble. Je souhaite qu’il soit dispensé avec compétence, professionnalisme, objectivité et que son contenu soit intelligent, porteur et nécessaire ».

Compétence, professionnalisme, objectivité ne seront que des mirages si l’on manque la proposition d’une construction réflexive de la diversité, et notamment à partir d’une interaction entre les cours existants, aux acteurs bien réels.

Louis-Leon Christians

(°) L’ambiguité du décret de 1994 subiste lorsque l’on compare la formule de cet article 5 à celle de l’article 4, qui vise les limites des « témoignages » de l’ensemble des enseignants : « Devant les élèves, il s’abstient de toute attitude et de tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d’actualité et divisent l’opinion publique; de même, il refuse de témoigner en faveur d’un système philosophique ou politique, quel qu’il soit et, en dehors des cours visés à l’Art. 5, il s’abstient de même de témoigner en faveur d’un système religieux ». Pourquoi ne viser que les systèmes religieux ? On déduira de cette dernière formule, que les enseignants des cours philosophiques peuvent, par dérogation, témoigner seulement en faveur d’un système religieux, mais non en faveur d’un système philosophique. Ultime trace géologique de neutralité ?



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