Evolution et neutralité de Brussels Airlines 31 mai
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L’affiche d’une exposition du Muséum des Sciences Naturelles de Bruxelles
censurée par la compagnie aérienne SN Brussels Airlines.
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Le 7 mai dernier était inaugurée la nouvelle « Galerie de l’Homme » au Muséum des Sciences Naturelles de Bruxelles. Celle-ci présente de manière concrète et interactive l’évolution de l’espèce humaine à travers les millénaires, et du corps humain, depuis notre conception jusqu’à l’âge adulte. Pour faire la promotion de sa nouvelle Galerie, le Muséum a réalisé une affiche représentant sept hominidés côte à côte, sous la forme d’un portrait de famille « impossible », en ce que ceux-ci n’auraient jamais pu se croiser historiquement. On y retrouve des espèces à peau noire ou blanche, de toutes tailles, hommes ou femmes, nus.
Comme à l’accoutumée lors du lancement d’une nouvelle exposition par le Muséum, Brussels Airlines était censé en assurer la promotion en publiant l’affiche dans son magazine « Inflight », distribué aux passagers à bord de ses avions. La compagnie aérienne belge a toutefois décidé de ne pas diffuser cette affiche, la jugeant potentiellement choquante ou offensante pour certains de ses clients.
La première raison invoquée par Brussels Airlines pour justifier ce refus polémique est la nudité présente sur l’affiche, pouvant être jugée inappropriée, notamment à l’égard des enfants présents à bord. Mais c’est surtout la deuxième justification fournie par la compagnie qui mérite une attention particulière : celle-ci considère l’affiche comme allant à l’encontre de l’image « neutre » qu’elle souhaite véhiculer, eu égard au caractère « potentiellement provoquant et offensant » de cette représentation « pour ses passagers noirs et musulmans » (1). Selon Brussels Airlines, le contenu de la représentation, allié au fait qu’aucune explication n’accompagne la photo (2) , irait donc à l’encontre de sa politique de neutralité.
Avant de s’interroger sur le caractère fondé de ce raisonnement, il faut noter que cette explication de la compagnie renvoie au concept de « charte de neutralité d’entreprise », dont l’actualité des derniers mois et années nous a fourni plusieurs exemples sujets à polémiques. L’on se souviendra en particulier de l’affaire de la crèche privée française Baby-Loup, justifiant le licenciement d’une de ses employées notamment par l’incompatibilité de la volonté de cette dernière de porter un voile avec la charte de neutralité de la crèche vis-à-vis de l’expression des convictions religieuses.
L’on rappellera également les récentes tergiversations de la société de transports publics parisienne, la RATP, à l’égard d’une affiche faisant la promotion d’un concert caritatif de prêtres en faveur des Chrétiens d’Orient. Après avoir modifié dans un premier temps l’affiche apposée dans ses stations en y supprimant la mention « pour les Chrétiens d’Orient » au nom du principe de « neutralité du service public » applicable à sa politique publicitaire, la RATP a finalement fait marche arrière en rétablissant cette mention, au vu de la controverse suscitée (4).
Un autre exemple d’application polémique d’une charte de neutralité par une compagnie aérienne est celui de l’affaire Eweida, touchant au refus de British Airways d’autoriser une hôtesse de l’air à arborer une croix chrétienne autour de son cou durant son travail, notamment en vol. La controverse judiciaire qui s’en est suivie s’est finalement close à Strasbourg, où la Cour européenne des droits de l’homme a, en l’espèce, privilégié la liberté individuelle de manifester sa religion au choix de British Airways quant à son image de marque (4).
Toutefois, là où ces dernières affaires – judiciaires ou non – soulèvent à chaque fois la question de la pertinence, voire de la légalité d’une charte de neutralité, telle qu’appliquée par une entreprise privée (assurant ou non un une mission de service public) face à la volonté d’un individu – employé ou cocontractant – de faire usage de sa liberté de manifester sa religion, les faits en cause dans le cas de Brussels Airlines sont relativement différents. La décision de la compagnie de refuser l’affiche ne s’appuie pas sur le refus d’une manifestation individuelle de la religion dans son magazine, mais bien sur l’appréciation par l’entreprise du risque de vexation que cette affiche ferait peser sur ses clients musulmans. Il s’agit dès lors d’une forme d’« autocensure » préalable dans le chef de la compagnie.
A cet égard, l’on notera le rapprochement effectué par le quotidien « Le Soir » entre cette affaire et le concept d’accommodement raisonnable . En réalité, de manière similaire à la « crise des accommodements » au Québec il y a une dizaine d’années, l’attitude de Brussels Airlines correspond moins au concept d’obligation juridique d’accommodement raisonnable (visant à lever une discrimination indirecte frappant un fonctionnaire ou un salarié) qu’à un « ajustement concerté » entre acteurs sociaux, c’est-à-dire à une initiative purement volontaire motivée par des considérations de courtoisie ou de retenue à l’égard d’une communauté, sans que cet ajustement ne soit basé sur une obligation juridique formelle de respect de la liberté de religion ou d’interdiction de la discrimination.
Il est en outre utile de préciser que le Muséum des Sciences Naturelles a refusé la demande préalable de Brussels Airlines de modifier l’affiche en question, indiquant que celle-ci correspond à une réalité scientifique non accommodable, à savoir la théorie de l’évolution. Comme le note le Professeur Mark Nelissen, une exposition scientifique ne saurait se voir opposé des convictions religieuses pour modifier le contenu scientifique de celle-ci, ou même simplement son affiche (5).
Au surplus, l’on notera que le personnage correspondant à notre espèce humaine actuelle, l’homo sapiens, est volontairement représenté avec une peau noire sur l’affiche, tandis que l’homme de Neandertal est de couleur blanche, le Muséum ayant par-là voulu expressément casser certains clichés en la matière (6). L’on peut également souligner la réaction du directeur du Musée de l’Afrique Centrale de Tervueren, Guido Gryseels, qui considère la décision de la compagnie comme « excessivement politiquement correcte » et inappropriée à l’égard d’une exposition d’un musée des sciences naturelles .
Enfin, il est intéressant de noter que le Muséum avait en réalité bien anticipé le contenu potentiellement choquant de sa nouvelle exposition permanente, par l’entremise d’un message d’avertissement affiché à l’entrée de celle-ci. Néanmoins, celui-ci fait référence non pas aux représentations de l’évolution humaine, mais bien aux organes et membres humains – certains étant reproduits, d’autres étant d’authentiques restes humains – exposés dans la seconde partie de l’exposition consacrée à notre corps humain actuel (7).
Léopold Van Bellingen
Collaborateur à la Chaire de droit des religions (UCL)
Notes
(1) E. BERGMANS, « Brussels Airlines weigert affiche met zwarte oermens », De Standaard, 7 mai 2015 ; C. BIOURGE et A. MEEUS, « Une affiche de nos ancêtres jugée trop choquante pour Brussels Airlines », RTBF, 7 mai 2015.
(2) Cette dernière remarque peut également faire écho aux controverses judiciaires autour de l’album de bande-dessinée « Tintin au Congo », réalisé en 1931 par Hergé : la manière dont l’artiste avait, suivant la mentalité colonialiste de l’époque, représenté l’homme africain et sa relation avec le colon blanc dans cet album a suscité diverses plaintes pour racisme en Belgique et dans plusieurs pays anglo-saxons ces dernières années, visant notamment – ou subsidiairement à son interdiction – à faire introduire un bandeau d’avertissement explicatif au début de l’album : voir notamment D. COUVREUR, « Tintin au Congo définitivement blanchi », Le Soir, 5 décembre 2012.
(3) Sur les épisodes successifs de cette controverse, voir : « « Chrétiens d’Orient » supprimé des affiches RATP, une polémique en cinq épisodes », L’Express, 7 avril 2015
(4) Cour eur. D.H., arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013, req. n° 48420/10.
(5) S. VANDEKERCKHOVE, «“De Oermens ís naakt en zwart” », De Morgen, 8 mai 2015
(6) Voir le communiqué du Muséum suite à l’interdiction : R. VERBEKE, « Notre affiche expliquée », Muséum des Sciences Naturelles, 13 mai 2015.
(7)L’avertissement indique ainsi que « cette exposition contient des images et des objets qui pourraient être considérés comme choquants par certains. Le parti pris est de présenter tous les aspects de l’humanité. Les restes humains ont été traités dans le respect et la dignité ». Cette précaution rappelle les vives réactions suscitées par l’exposition ‘Our Body’ du docteur allemand Gunther von Hagens, représentant des corps humains plastinés dont l’origine a été sujette à des accusations de trafic de cadavres. L’exposition à Paris avait finalement été définitivement interdite à l’issue d’un arrêt du 16 septembre 2010, de la Cour de Cassation de France, au motif de la violation de l’obligation de respect, dignité et décence due aux restes des personnes décédées.