Une obligation de renier la charia ? 7 juin
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Une obligation imposée par l’Etat de renier une loi religieuse est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme
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L’Etat peut-il obliger à renier (°) la Charia dans certaines circonstances ? Peut-il interdire tout discours religieux rappelant que la Charia est la référence de l’islam ? Le Conseil d’Etat de Belgique vient le 24 mars 2015 de répondre trois fois par la négative, en assemblée générale de la section de législation, à l’occasion de trois propositions de loi déposées par le parti flamand d’extrême droite, le Vlams Belang.
La première proposition visait à ériger le reniement de la Charia en condition pour l’octroi de la naturalisation belge. La formule du serment serait de jurer ou de déclarer sur l’honneur (°°) « “sur l’honneur que je respecterai la Constitution, les lois du peuple et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la CEDH), que je renonce de manière absolue à toute loyauté et fidélité envers tout monarque ou État étranger dont j’ai été ressortissant ou citoyen, et que je renie les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH” (article 3).
La seconde exigeait le reniement de la Charia comme condition de validité d’un mariage ou d’une cohabitation légale. La formule du serment proposée est similaire quant à la Charia : « Je jure ou déclare sur l’honneur que je respecterai la Constitution, les lois du peuple et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la CEDH), et que je renie les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH”.
La troisième, plus complexe, visait à « punir ceux qui proclament que les préceptes ou les lois d’une religion ou d’une philosophie, en particulier la charia, seront appliqués ou imposés sur la voie publique ».
La protection inconditionnelle du for interne
Deux positions communes traversent les trois avis négatifs du Conseil d’Etat (Avis 57003AG, Avis 57004AG et Avis 57005AG) : (a) l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté de religion au for interne, et invalide de ce fait toute obligation de révélation ou de déni des convictions intimes ; (b) la même Convention européenne garantit explicitement la manifestation publique des convictions, sauf restrictions légales, proportionnées et nécessaires dans une société démocratique, ce que le Conseil d’Etat estime ne manifestement pas être le cas.
L’abjuration religieuse, pas plus qu’une confession de foi, ne peut être ni exigée ni vérifiée par l’Etat. Telle est la caractéristique forte des démocraties libérales, et qui les distinguent des régimes dictatoriaux ou prémodernes.
Discrimination selon la religion
Les deux premières propositions souffraient également d’un autre problème tenant à leur champ d’application spécifique à la Charia. A défaut d’obliger quiconque, même non musulman, au reniement de la « Charia », et visiblement sans vouloir obliger au reniement systématique de « toute religion ou philosophie propre », les propositions ne visaient que les belges [de double nationalité] ou étrangers, ressortissant d’un État membre de “l’Organisation de la coopération islamique ». Ce type de catégorisation est considéré comme discriminatoire par le Conseil d’Etat.
La liberté d’expression inclut celle d’appeler au respect d’une loi religieuse mais non celle de menacer ou de harceler
L’avis négatif relatif à la troisième proposition, qui visait la pénalisation de certains discours proclamant que les préceptes de la charia « seront appliqués ou imposés sur la voie publique » s’est fondé sur une distinction dont l’absence dans la proposition rendait précisément cette dernière trop hasardeuse en droit pénal. Invoquant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans son arrêt du 4 décembre 2003, Gunduz c. Turquie, le Conseil d’Etat rappelle qu’un discours favorable à l’imposition de la charia demeure protégé à titre de principe par la garantie de liberté d’expression. La liberté de convaincre autrui, sur la voie publique ou dans des lieux publics, de respecter les rites religieux ne peut être restreinte que dans les conditions de [l’art. 10 al. 2 CEDH). « De telles restrictions, poursuit le Conseil d’Etat, sont concevables à l’égard de manifestations qui perturbent l’ordre public (par exemple l’incitation à l’insurrection ou à la désobéissance civile), ou à l’égard de manifestations qui portent atteinte à autrui (par exemple par un “prosélytisme abusif”, par la contrainte à exercer un culte déterminé, par l’empêchement ou la perturbation d’autres cultes, par le harcèlement, par l’abus de la situation de faiblesse physique ou psychique d’une personne, par l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination ou par le sexisme). »
Mais, pour le Conseil d’Etat, « on n’aperçoit pas clairement la portée de la proposition, ce qui, en soi, constitue déjà une difficulté au regard de l’exigence de légalité portée par les paragraphes 2 des articles 9 et 10 de la CEDH, ainsi qu’au regard du principe de la légalité en matière criminelle issu de l’article 7 de la même Convention. Dans la mesure où la proposition a pour objet d’interdire de proclamer, en usant de menaces, que le respect des préceptes et des lois d’une religion ou d’une philosophie déterminée sera imposé sur la voie publique, également à l’égard de non-croyants qui ne souhaitent pas s’y adhérer de leur plein gré, la pénalisation peut être justifiée si elle est nécessaire dans une société démocratique à la protection de l’ordre public, à la prévention d’infractions pénales et à la protection des droits d’autrui (articles 9, paragraphe 2, et 10, paragraphe 2, de la CEDH). Il en est forcément ainsi lorsqu’il est recouru, à cette fin, à la menace ou à la violence (article 146/1, alinéa 3, proposé du Code pénal). Toutefois, dans la mesure où la proposition vise également à interdire de militer en faveur de l’instauration de la sharia ou de proclamer que les citoyens devraient de leur plein gré respecter les préceptes ou les lois d’une religion ou philosophie déterminée, il ne s’agit que de la manifestation d’une conviction religieuse et l’expression d’une opinion qui relèvent en principe de la sphère de protection des articles 9 et 10 de la CEDH ».
La liberté d’expression pour les opinions qui choquent, comme balise de la démocratie
En définitive, ce triple avis du conseil d’Etat constitue en 2015 un signe important, voire courageux, de la mission du droit face aux émotions populaires et sécuritaires, parfois relayées par le politique. Ces trois avis viennent opportunément rappeler les standards élevés (et exigeants) de liberté d’expression et de religion inhérents au projet démocratique européen. De ce point de vue juridique, c’est la même protection qui réunit à son bénéfice les discours les plus opposés, et place par exemple sous la même garantie ceux qui invoquent la liberté de blasphémer et ceux qui proclament la grandeur de la charia.
Loin des slogans un peu faciles sur l’évidence civile de la « supériorité de la loi étatique », le Conseil d’Etat montre plus fondamentalement encore que la protection des consciences et des paroles d’une part, et d’autre part le statut des actes et des conduites, appellent des régimes essentiellement distincts en droit. Restera à savoir quand la parole se transforme en actes…
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Louis-Leon Christians
(°) Ce qui est davantage que « se distancier » comme le titre le site web du journal Le Soir du 6 juin.
(°°) La formule permet à ceux qui ne souhaitent pas « jurer » de simplement « déclarer solennellement », mais cet accommodement pour les non-jureurs demeure une subtilité symbolique dès lors que l’objet demeure identique, à savoir « renier les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH ».