Interdire ou former les sacrificateurs religieux ? 17 septembre
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L’inertie des pouvoirs publics entre règlement de l’Union européenne et convention européenne des droits de l’homme
En juillet dernier, le Ministre flamand ayant désormais le bien-être animal dans ses compétences décidait d’interdire l’abattage rituel sans étourdissement dans les abattoirs provisoires mis en place à l’occasion de la fête de l’Aïd El Kebir.
Le Tribunal de première instance de Bruxelles, statuant le 16 septembre 2015 en référé (en urgence et au provisoire) a rejeté la requête introduite par plusieurs organisations musulmanes contre cette décision du ministre flamand Ben Weyts (N-VA). Selon la décision, rapportée par la presse, l’abattage sans étourdissement ne peut se faire en conformité aux règlements européens, que dans un abattoir et non dans des lieux temporaires. Quant à cette limitation des lieux, elle ne constituerait pas une entrave à la liberté de religion « car de nombreux musulmans sont neutres face à la question de l’abattage avec ou sans étourdissement et parce que les musulmans peuvent aussi choisir de ne pas sacrifier un mouton mais de faire un don ».
Ce dernier argument concernant la liberté de religion est en porte-à-faux avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur un point majeur. Que des croyants adoptent une diversité de pratiques n’y est pas un argument recevable dès lors que la liberté de religion vise précisément à protéger des pratiques minoritaires voire dissidentes, et ne se réfère pas à l’invocation d’une norme religieuse « objective », mais à l’expression fut-elle individuelle d’une conviction d’obligation. Il ne s’agit donc pas non plus de démontrer que la tradition standard de l’islam autoriserait ou non un don alternatif. Il suffit de vérifier la cohérence propre des requérants et de leur conception personnelle de l’Islam. Ce n’est donc pas de ce côté que le jugement pourra être confirmé (0). En revanche, demeure bien ouverte la question de l’inertie des pouvoirs publics à encadrer cet événement religieux récurrent et dès lors prévisible. De ce point de vue, il appartiendra probablement à la Cour de Justice de l’Union de préciser elle-même le sens du Règlement européen de 2009 qui prévoit à certaines conditions une exception pour l’abattage rituel.
La cause du bien-être animal pose des questions éminemment recevables, dont on souhaiterait d’ailleurs que le dynamisme s’exporte sur d’autres souffrances d’êtres vulnérables. La question tient plutôt à la méthode abrupte d’une prohibition administrative ou pénale sans autre forme de pédagogie sociale. Faut-il se réjouir d’un combat judiciaire qui s’annonce long, plutôt que de construire progressivement les conditions d’une amélioration de l’ensemble des pratiques, y compris culturellement majoritaires.
La formation des sacrificateurs
C’est en ce sens que l’on voudrait revenir à un autre débat de l’été, qui nous semble plus fondamental. Au préalable, l’on se souviendra d’abord que la compétence relative au bien-être animal relevait encore, il y a peu, de la compétence de la collectivité fédérale et que c’est à l’occasion de la Sixième réforme de l’Etat intervenue en 2014 qu’elle a été attribuée aux régions. Depuis lors, les régions ont vu leur liste de compétences fixée par l’article 6, § 1er, de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 complétée par une onzième matière (XI) : « le bien-être des animaux ». Plus précisément, par cet ajout, a été transférée aux trois régions du pays « la compétence afférente à l’établissement des normes relatives au bien-être des animaux et au contrôle de celles-ci » (1) .
A l’inverse de son homologue flamand, la Ministre bruxelloise ayant le bien-être animal dans ses attributions n’a pas décidé d’interdire de tels abattages. Elle a soumis, il y a quelques mois, un avant-projet d’arrêté suggérant la création d’une « formation rigoureuse » à destination des sacrificateurs « visant à réduire le stress et la souffrance de l’animal » (2) . La formation serait « dispensée par un vétérinaire des abattoirs d’Anderlecht et déboucherait sur l’obtention d’un certificat habilitant à pratiquer dans les abattoirs temporaires » .
Fin juin 2015, la Ministre bruxelloise était interpelée par une parlementaire afin que des précisions soient fournies concernant cette formation. Dans sa réponse, la Ministre explique que c’est surtout « l’amélioration du bien-être animal » qui a motivé sa démarche. A l’occasion d’une réponse formulée deux mois auparavant, la Ministre avait d’ailleurs déjà bien insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas de « s’opposer à l’abattage rituel religieux » mais de s’assurer « qu’il se pratique sans souffrance pour l’animal » . Elle précisait également que « la confrontation passionnée entre la liberté de pratiquer sa religion et les rites qui y sont inhérents, d’une part, et les campagnes de choc des organisations de défense des animaux, d’autre part, a peu de chance d’accoucher d’une solution de consensus » . La Ministre était donc convaincue qu’en la matière, il fallait « faire preuve de pragmatisme » .
A la différence des Régions flamande et wallonne, c’est cette solution qui a finalement été adoptée en Région bruxelloise par un Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 9 février 2017 relatif à la protection des animaux pendant l’abattage et la mise à mort, (M.B., 24 février 2017.)
Les propos de la Ministre bruxelloise illustrent en tout cas le principal obstacle se posant actuellement : faut-il poser la question de façon binaire ou de façon plus attentive à la complexité des problème sociaux. Suffit-il d’opposer, d’un côté, les croyants qui, au nom de la liberté de pratiquer leur religion, revendiquent la possibilité d’effectuer l’abattage d’animaux selon des rites bien précis, lesquels vont parfois à l’encontre de la législation belge et européenne. Et de l’autre côté, l’enjeu fondamental que constitue le respect du bien-être animal ?
Faut-il pour autant y voir un « conflit de droits » ? Si cette interprétation est séduisante, il demeure – comme nous l’évoquions déjà précédemment (3)– qu’elle « risque de conduire à des querelles partisanes davantage qu’à un travail plus minutieux ouvrant la voie à la construction d’une réelle réflexivité sociale ».
Comment, dès lors, trouver un « équilibre » entre la liberté de pratiquer sa religion – et dès lors, certains rites – et la protection du bien-être animal ? Pour tenter de répondre à cette délicate question, sans doute faut-il ne pas perdre de vue le libellé du second paragraphe de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose que « la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Il pourrait, dès lors, être plaidé qu’épargner les animaux de la souffrance fait partie de la protection de l’ordre et de la santé publique. A ce titre, d’un point de vue juridique, c’est donc essentiellement sur le plan de la proportionnalité que cette question pourra être résolue, par exemple si la Cour européenne des droits de l’homme s’y trouvait confrontée.
Il reste que les tensions opposant le bien-être des animaux à la pratique des abattages rituels soulèvent aussi une série de questions sur le plan politique, philosophique et psychologique, qui emportent certainement la nécessité d’effectuer des études de terrain mais aussi la création de plateformes de discussion entre les autorités étatiques et les groupements religieux afin de trouver un terrain propice au « vivre ensemble ».
A cet égard, le premier projet interdisciplinaire DIALREL mis en place de 2007 à 2010, qui avait pour objectif « d’améliorer la connaissance et l’expertise en matière d’abattage rituel par le biais de dialogues et de débats sur les problématiques de bien-être, législation et aspects socioéconomique » mériterait, comme nous l’indiquions déjà , d’être poursuivi.
En Belgique, outre cette problématique fondamentale à laquelle la plupart des Etats européens doivent faire face, apparaît désormais une difficulté supplémentaire, à savoir le risque de voir des législations différentes adoptées en matière de bien-être des animaux suivant la région concernée depuis la mise en œuvre de la Sixième réforme de l’Etat.
Stéphanie Wattier
Aspirante du F.R.S.-FNRS à l’UCL
(0) Voy. dans un sens proche, J. Vrielink et Adriaan Overbeeke, « Een rechter is geen theoloog », De Standaard, 21 septembre 2015, p. 40.
(1) A ce sujet, voy. : S. WATTIER, « Animaux », in Dictionnaire de la Sixième Réforme de l’Etat (sous la dir. de M. UYTTENDAELE et M. VERDUSSEN), Bruxelles, Larcier, 2015, pp. 41-45.
(2) Parl. Rég. Bxl., doc. parl., 23 juin 2015, com. C.I.R., Q.R., sess. ord. 2014-2015, n° 120, p. 48.
(3) Voy. sur ce blog : http://belgianlawreligion.unblog.fr/2014/03/03/abattage-rituel/