Catalogues, religions ou philosophies

Ikea

« Glocalisation » en kit, mode d’emploi :
les catalogues IKEA et la mixité à géographie variable

Qu’elles comportent une dimension religieuse ou non, les questions liées à la mixité hommes-femmes dans la sphère publique reviennent régulièrement au-devant de l’actualité médiatique.[1]

Ces débats sont notamment ravivés à l’occasion de choix de séparation entre hommes et femmes faits par diverses entreprises, dans le cadre de leur politique commerciale. Si certaines situations suscitent rapidement des réactions indignées, à l’instar des salles de fitness exclusivement accessibles aux femmes[2], d’autres cas soulèvent nettement moins de vagues[3].

Un catalogue (pas) très orthodoxe en Israël

La dernière polémique en date concerne ainsi l’enseigne IKEA, dont la branche locale en Israël a publié une version de son catalogue ne reprenant aucune image de femme ou de jeune fille devant les meubles de sa collection. Destiné spécifiquement à la communauté juive orthodoxe haredim, la publication entendait coller aux convictions particulières de ces croyants en matière de préservation de la pudeur féminine, qui passerait selon certains par la non-représentation de femmes dans les médias ou dans la publicité. Selon la firme, ce catalogue « spécial et alternatif » entendait « permettre aux communautés religieuses et aux ultraorthodoxes de profiter des produits et des solutions IKEA, en fonction de leur mode de vie » et des « perceptions les plus traditionnelles de la pudeur »[4].

Représentant environ 11% de la population israélienne, et généralement reconnaissables à leurs longs vêtements et chapeaux noirs, les juifs haredi observent de manière étroite les lois de la religion hébraïque, notamment concernant la mixité. Hommes et femmes non apparentés ne sont par exemple pas censés avoir de contact physique.

Devant le flot de réactions indignées face à cette ségrégation entre les sexes, le géant du meuble a finalement présenté ses excuses, reconnaissant une « erreur » dans l’initiative de sa branche locale, en ce que celle-ci ne serait « pas en accord avec les valeurs d’IKEA »[5]. L’on notera effectivement qu’une telle vision en matière de représentation des sexes tranche pour le moins radicalement avec celle prévalant dans le pays d’origine de la firme, la Suède, à laquelle l’on rattache une vision très progressiste en matière d’égalité homme-femme. Sur ce point, il est à noter qu’IKEA met en avant, depuis les années 90, des couples gays ou mixtes dans certaines de ses publicités, notamment aux Etats-Unis, où de telles initiatives lui avaient valu plusieurs appels au boycott[6].

Des meubles féministes à l’ouest, traditionnalistes à l’est

IKEA n’en était pourtant pas à sa première décision controversée en matière d’effacement des femmes de ses catalogues. En octobre 2012, plusieurs médias avaient « mis à nu » la manière avec laquelle une franchise de l’enseigne en Arabie Saoudite avait remodelé la version occidentale du catalogue en y effaçant – au sens propre – les femmes à l’aide d’un logiciel de traitement d’images. Face à la polémique, la maison-mère avait alors opéré plusieurs replis successifs, justifiant d’abord son choix en expliquant devoir trouver un équilibre entre ses propres valeurs et la culture et la législation locales, mais présentant finalement ses excuses et s’engageant à mettre tout en œuvre pour qu’un tel incident ne se reproduise plus.[7]

Un an plus tard, c’était la crainte de voir son catalogue censuré par les autorités russes qui poussait alors IKEA à en supprimer les pages représentant un couple de femmes homosexuelles.[8] Cette décision faisait suite à l’adoption par la Douma, en juin 2013, d’une loi interdisant la propagande homosexuelle en Russie. Ici aussi, des appels au boycott de l’enseigne avaient été lancés.

Le bon ton ou le bon droit ? … en Belgique 

Du point de vue du droit européen, toute distinction entre les sexes, a fortiori lorsqu’elle est opérée de manière directe, en l’occurrence dans le cadre d’une offre de biens et de services, doit pouvoir être justifiée par un objectif légitime et être proportionnée. Dans le cas contraire, une telle offre commerciale serait jugée discriminatoire. A cet égard, la Cour d’appel de Liège, dans son arrêt rendu au sujet du caractère discriminatoire envers les hommes d’une salle de fitness réservée aux femmes, a considéré comme légitime et proportionnée la distinction directe fondée sur le sexe. Parmi les arguments retenus par la Cour, la liberté d’entreprise et la loi de l’offre et la demande occupaient une place non négligeable, notamment sur base du fait que ce changement de politique commerciale avait conduit à une explosion de la clientèle de la salle en question, et que de nombreuses salles mixtes étaient accessibles à proximité. L’on notera qu’en première instance, il avait été considéré que « des difficultés économiques ne sont pas une justification objective d’une discrimination entre les sexes »[9], et qu’il n’était de toute façon pas prouvé que l’exclusion des clients masculins était le seul moyen possible de relancer l’activité de la salle. Les juges d’appel ont quant à eux précisé qu’« il n’appartient pas à la Cour d’imposer son propre idéal sur ce que devraient être les relations entre les hommes et les femmes », et que la motivation des femmes « à vouloir des salles de fitness unisexes » correspondait à des « ressentis personnels, comme tels respectables, qui sont admissibles dans l’état actuel des mœurs »[10].

Dans le cas des catalogues IKEA « unisexes » toutefois, dans l’hypothèse où une telle affaire se produirait sur le continent européen, il n’est pas certain que l’on puisse nécessairement parler de distinction basée sur le sexe dans la fourniture de biens, dans la mesure où cette exclusion des femmes est opérée non pas directement dans le cadre de la vente des produits de la marque (par exemple, l’interdiction d’accès à ses magasins pour les femmes), mais bien à travers la promotion de ses produits. A fortiori, le fait que le catalogue ne soit distribué que sur demande expresse des clients intéressés vient encore affaiblir l’hypothèse d’une discrimination. Pour le surplus, par-delà l’analyse juridique stricto sensu, il n’en demeure pas moins que la pertinence d’une telle initiative se pose de manière plus générale, eu égard notamment au message qu’elle véhicule en termes d’égalité entre les sexes.

Le Petit Livre rouge bleu et jaune

Cet ajustement des pratiques publicitaires en fonction de la culture, des traditions ou des croyances locales, lorsqu’elles rentrent dans le cadre de la politique de développement commercial d’une entreprise multinationale telle qu’IKEA, peuvent faire écho au concept de « glocalisation »[11]. Ce mot-valise, tiré des concepts de globalisation et de localisation, pourrait être résumé par l’adage « think globally, act locally ». La glocalisation impliquerait ainsi l’adaptation, par une multinationale, de ses produits ou services à chacun des lieux où ceux-ci sont vendus, en fonction des cultures ou traditions locales. Dans le cas d’IKEA, si la marque reste championne de la standardisation du design de ses meubles et objets – voire même de ses magasins et restaurants –, identiquement proposés aux quatre coins du globe, elle ne se prive pour autant pas d’en adapter géographiquement la promotion.

Au-delà des enjeux de stratégie et d’éthique commerciales, d’aucuns vont jusqu’à mettre en avant la dimension spirituelle et philosophique véhiculée selon eux par la marque à travers son catalogue. Avec un tirage estimé à environ 250 millions d’exemplaires distribués chaque année à travers le monde, le catalogue IKEA se situe désormais sur le podium des ouvrages les plus publiés au monde après la Bible et le Petit Livre Rouge de Mao Zedong. L’influence métaphysique de cette publication n’est peut-être effectivement pas à sous-estimer[12]. A propos de l’édition 2016 du catalogue, le magazine en ligne Slate.fr allait ainsi jusqu’à parler de « grand livre de sagesse moderne » et de « philosophie commode »[13] (dans les deux sens du terme), à travers les petites sentences philosophiques disséminées au fil des pages, telles que : « Un geste, un mot gentil, un sourire en passant. Peut-être ces petites choses se manifestent-elles à travers le plateau du petit-déjeuner, que vous servez au lit à celui ou celle qui partage votre vie. (…) Des petites choses toutes simples, qui contribuent à rendre le quotidien extraordinaire… ». Ikea, entreprise philosophe ? A méditer… sur un convertible IKEA…

Leopold Vanbellingen
Chercheur-doctorant (Chaire Droit et religions – Chaire Tolérance – UCL)

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Le catalogue israélien standard de IKEA n’omet pas les femmes de ses photos

[1] Voy. en ce sens le billet précédent sur ce blog, à propos des problématiques liées au refus de serrer la main dans le cadre d’une cérémonie de mariage civil.

[2] Sur le sujet, voy. Liège, 4 novembre 2014, J.T, 2015, p. 42, obs. S. Van Drooghenbroeck.

[3] On songera par exemple aux soirées « Ladies only » organisées dans de nombreuses salles de cinéma du pays.

[4] « Haredi IKEA catalogue is a no-ma’am’s land », Ynetnews, 15 février 2017.

[5] « Ikea s’excuse à la suite de la publication d’un catalogue sans femmes destiné à des juifs orthodoxes », Le Monde, 18 février 2017.

[6] « Ikea Ads Feature Gay Customers », The New York Times, 29 mars 1994.

[7] « Ikea se repent après avoir effacé les femmes de son catalogue saoudien », Le Monde, 1er octobre 2012.

[8] « Ikea faces boycott after it removes lesbian couple from Russian magazine to comply with Putin laws », The Independent, 21 novembre 2013.

[9] Civ. Liège, cess., 23 janvier 2014, J.L.M.B., 2014, p. 520.

[10] Liège, 4 novembre 2014, J.T, 2015, p. 42, obs. S. Van Drooghenbroeck.

[11] En ce sens, voy. P. Valdivieso, « Glocalization as the natural evolutionary path in the multinationals’ activities », Espacios, 2013, Vol. 34(4), p. 17.

[12] La version suisse du site web de la marque comprend d’ailleurs une section intitulée « La philosophie IKEA ».

[13] « Méditez votre catalogue Ikéa, ce grand livre de sagesse moderne », Slate.fr, 8 septembre 2015. Voy. aussi B. Edvardsson, B. Enquist, « Values-based service brands: narratives from IKEA », Managing Service Quality, 2006, Vol. 16(3), p. 230.



le commerce de la burqa

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Vers une interdiction de la (commercialisation) de la burqa au Maroc ?

Le 9 janvier 2017, le gouvernement marocain a pris la décision d’interdire la fabrication et la commercialisation de la burqa. Une circulaire ministérielle a été envoyée à tous les commerçants par le Ministre de l’Intérieur, lequel les a sommés de « liquider ou transformer leurs stocks dans les 48 heures ‘‘sous peine de voir la marchandise saisie’’ ».

Cette interdiction a été rapportée par la presse marocaine et relayée par la plupart des médias francophones ; toutefois aucune confirmation officielle n’a encore été communiquée par les autorités marocaines à ce sujet. Il reste que des cas de contrôles inopinés des commerçants essayant de poursuivre clandestinement la commercialisation de la burqa sont déjà relatés.

Sur le plan de la motivation de la mesure, il semble qu’elle est purement sécuritaire : en effet, la burqa serait parfois utilisée par des criminels pour agir sans être reconnus. Par ailleurs, cette interdiction de commercialisation répondrait à la montée en puissance des mouvements salafistes au Maroc. Au demeurant, l’interdiction reste, pour l’instant cantonnée à la fabrication et à la commercialisation de la burqa et n’est donc pas applicable au niqab qui laisse, pour rappel, quant à lui, entrevoir les yeux de la personne qui le porte.

Quelles incidences sur la liberté de religion au Maroc et en Belgique ?

Il importe d’emblée de souligner que l’interdiction marocaine de fabrication et de commercialisation ne remet aucunement en cause le fait de pouvoir porter le voile intégral dans l’espace public. Au Maroc, le port d’un tel vêtement reste pleinement autorisé.

Pour l’heure, c’est donc davantage par rapport à la liberté de commerce et d’industrie que l’interdiction pose directement question, plutôt que par rapport à la liberté de religion. L’on peut toutefois se demander si l’interdiction n’emporte pas indirectement une violation de la liberté de manifester sa religion en rendant particulièrement difficile l’obtention du vêtement religieux que constitue la burqa puisque cette dernière ne sera plus fabriquée ni commercialisée. Il reste néanmoins que le port de la burqa est très marginal au Maroc ; c’est d’ailleurs le niqab qui est principalement porté par les Marocaines.

Cela étant, il convient aussi de rappeler qu’il n’y a pas d’influence directe de la nationalité étrangère des personnes sur leur soumission au droit pénal belge sur le territoire belge, ni d’influence de cette nationalité sur l’ampleur du respect dû à l’exercice des droits fondamentaux en Belgique, notamment de la liberté de religion. Les influences plus factuelles ou plus informelles ne sont pas négligeables pour autant. Ainsi, l’on peut  se demander dans quelle mesure cette interdiction de fabrication et de commercialisation ne touche pas aussi, d’une certaine façon, la Belgique dans la mesure où il ne sera plus possible pour aucun commerçant de se fournir au Maroc, ni pour aucune personne portant la burqa de s’en procurer auprès des fabricants marocains.

Cette interrogation est toutefois atténuée par la circonstance que le port du voile intégral est désormais interdit dans l’espace public belge. A l’inverse du Maroc qui a décidé d’agir « à la source » de la fabrication de la burqa, la Belgique, elle, n’a pas interdit la commercialisation ou la fabrication mais a choisi de s’inquiéter du port ostensible de ce vêtement religieux.

Au Maroc, même si la mesure ne vise pas à interdire le port du voile intégral, des inquiétudes naissent petit à petit. Sur les réseaux sociaux, dans la presse et sur internet, les musulmans s’interrogent sur la prochaine étape après l’interdiction de la production et de la commercialisation de la burqa. Vu le climat actuel, certains se demandent si le Maroc ne finira pas, comme la France, la Belgique et les Pays-Bas notamment, par interdire le port du voile intégral ou à tout le moins de la burqa.

Sans revenir en détail sur leurs législations nationales, l’on rappellera que la France et la Belgique ont, respectivement en 2010 et en 2011, adopté une loi interdisant le port de vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage dans l’espace public. Après avoir été validée par les juridictions internes, les lois française et belge ont été déclarées conformes à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour de Strasbourg à l’occasion de l’arrêt S.A.S. c. France rendu le 1er juillet 2014. S’agissant de la légitimité de la mesure, outre les motifs d’ordre public, la Cour européenne des droits de l’homme a retenu le « vivre ensemble » qui, bien que n’étant repris dans aucun des seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention, doit, selon elle, être compris comme « élément de la ‘‘protection des droits et libertés d’autrui’’ » (§ 157).

Au Maroc, l’on voit évidemment mal comment un argument lié au « vivre ensemble » pourrait être juridiquement admis – voire même seulement évoqué – puisque plus de 99 % de la population y est de confession musulmane (contre environ seulement 6% en Belgique, 6% aux Pays-Bas et 7,5% en France, selon l’observatoire Pewforum).

C’est davantage les questions sécuritaires qui motiveront probablement les réflexions éventuelles des autorités marocaines. Pour l’heure en tous cas, le gouvernement ne semble aucunement avoir l’intention d’interdire le port du niqab ou de la burqa ; seule la question de la fabrication et de la commercialisation de la burqa paraît l’inquiéter. L’on suppose toutefois que cette affaire connaîtra encore d’autres rebondissements vu les nombreuses réactions qu’elle a déjà suscité.

Stéphanie Wattier

Chargée d’enseignement et chercheuse post-doctorale à l’UNamur
Chargée de recherche honoraire du F.R.S.-FNRS à l’UCL



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