La constitutionnalité des cultes

Constitution civile du clerge

Les cultes non reconnus sont-ils clandestins ou constitutionnels ?

Depuis 10 ans, la Cour Constitutionnelle de Belgique a rendu près d’une trentaine d’arrêts concernant les cultes et le régime des organisations non confessionnelles. Ces décisions concernent tantôt la garantie générale de liberté de conscience, tantôt le régime spécifique de reconnaissance, parfois les deux ensemble — par exemple lorsqu’il s’agit de vérifier comment s’articulent les régimes des cultes reconnus et non reconnus. Le droit européen affirme clairement que la garantie de liberté de religion est de droit, sans mesures préventives ni conditions préalables, et notamment sans enregistrement conditionnel.

Un culte non reconnu, ou une communauté locale non reconnue, ne peuvent nullement de ce simple fait être qualifiés de « clandestins »[1], mais tout au contraire de « cultes constitutionnels », dès lors que les garanties de base prévues par la Constitution, dans le cadre du droit commun, sont offertes à tous, sans mesure préalable. Aucune atteinte aux garanties de base ne peut être liée à une absence de reconnaissance.

Si l’on concède que la reconnaissance des cultes est un tempérament porté à un principe de séparation (en vue notamment de prendre « des mesures positives permettant l’exercice effectif de [la] liberté de culte »), l’on conçoit sans doute aussi aisément qu’à cette reconnaissance ne soient pas seulement attachés des droits mais aussi des devoirs. Jusqu’où toutefois peut-on imposer des devoirs à des cultes ou à la laïcité organisée, comme conditions de leur reconnaissance, et jusqu’où peut-on (doit-on) « libérer » de ces devoirs complémentaires les cultes et organisations non reconnues ?

Construire un nouvel équilibre constitutionnel ?

Comment construire l’équilibre à trouver au regard des principes tout aussi important d’autonomie des cultes et de neutralité de l’Etat ? Quelles sont les limitations qui pourraient peser sur la liberté de cultes et convictions, selon qu’ils sont ou non reconnus ?

La Cour constitutionnelle rappelle constamment l’existence de deux types de contrôle : le premier tient à l’auteur de la norme, qui doit être non seulement législateur, mais aussi respectueux des règles de répartition des compétences entre les divers législateurs belges; l’autre contrôle tient à un examen de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté ou à l’égalité et le but légitime poursuivi, dans la mesure de ce qui « nécessaire dans une société démocratique » selon la formule de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Un groupe de travail[2] avait émis l’hypothèse de voir la Belgique rejoindre d’autres modèles européens qui prévoient un régime de reconnaissance à plusieurs niveaux, permettant de distinguer différents types d’implication sociale des religions et de philosophies, et de là différents niveaux d’équilibre entre leurs droits et leurs devoirs.  Dans le cadre du régime belge actuel, se pose aussi la question proche, (mais distincte), du statut des communautés locales non reconnues elles-mêmes mais relevant d’une dénomination globalement reconnue au Fédéral. Cette situation, loin d’être anormale, et encore moins illégale, est au cœur même du système d’objectivation du régime belge. En effet, la reconnaissance fédérale d’une dénomination n’a pas d’effet immédiat et global sur le temporel des cultes. Elle ouvre simplement la porte à des demandes locales de reconnaissance grain par grain, communauté par communauté, ministre par ministre, chaque fois sur la base de dossiers administratifs exigeants.

Aujourd’hui, comme hier, les questions religieuses sont très sensibles. Telle est même la raison d’être d’une garantie explicite en un domaine dont l’histoire a précisément montré qu’il était capable du meilleur comme du pire : tantôt source de cohésion et d’unité (parfois trop forte), tantôt idéal de diversité culturelle et morale (souvent instable, parfois violente, toujours un défi du principe de liberté).

Comment donc se saisir des instruments de politique publique pour soutenir les dimensions positives des grandes traditions de sens tout en en atténuant les risques de tension ou de dérives ? Jusqu’où l’instrument de reconnaissance peut-il aller sur cette voie ? N’est-il pas trop monolithique au regard de la diversification croissante des mouvements et des conceptions de sens, ou au regard des risques de plus en plus insaisissables liés aux diffractions sociales, dans un phénomène croissant d’incertitude.

Aggraver les conditions de reconnaissance, réduire les avantages encore offerts sans reconnaissance préalable, et créer des régimes intermédiaires certes plus souples mais dont l’extension plus grande permettrait un accompagnement social plus vaste : voilà trois pistes pragmatiques d’évolution probable des régimes des cultes.

Il est certain que plusieurs mutations sociologiques expliquent ces réorientations : d’une part, sécularisation et individualisation, faisant régresser l’adhésion aux dimensions positives des institutions religieuses, d’autre part, polarisations diverses entre xénophobie et radicalisation, mettant notamment en cause l’Islam et ses mécompréhensions mutuelles.

L’évolution du régime des cultes est confrontée à deux enjeux : le premier est celui d’un dilemme entre la volonté de l’autorité publique d’atténuer le « pouvoir » des leaders religieux et philosophiques et son besoin tout aussi pressant de renforcer la légitimité de ces leaders pour leur permettre de ne pas perdre leur rôle de structuration sociale dont on sait que le politique a besoin face à sa propre décrédibilisation.

Relancer les relations de confiance et de légitimité tout en accompagnant de plus près les dispositifs convictionnels, ne va pas de soi au regard des balises constitutionnelles[3]. Autant la liberté de religion ne peut conduire certains groupes à menacer la démocratie, autant la démocratie est précisément engagée dans le respect du pluralisme et des droits associés… Mais il en va aussi de principes plus techniques propres aux structures institutionnelles belges …

Exemples récents

C’est ce que reprécise très justement la Cour constitutionnelle sur plusieurs points (délimités en fonction des arguments soulevés par les requérants). On se borne ici à un premier aperçu en style télégraphique ; d’autres analyses suivront dans la littérature :

  1. 1.     Une abrogation de certains avantages concédés aux cultes non reconnus

Dans son arrêt n° 178 du 14 novembre 2019, la Cour estime que l’immunisation fiscale du précompte immobilier, jusque-là accordée aux édifices ouverts à l’exercice public de tout culte, peut désormais être restreinte par la Région de Bruxelles-Capitale au bénéfice des seuls cultes reconnus. La Cour note l’objectif légitime du législateur : « lutter contre la pratique des demandes d’exonération du précompte immobilier pour des immeubles affectés à des cultes fictifs ». La Cour prend toutefois deux précautions supplémentaires, qui lui sont dictées par la jurisprudence européenne : elle souligne d’abord que la liberté de religion n’emporte pas de soi un régime fiscal favorable aux cultes et que le requérant (l’ASBL « Congrégation Chrétienne des Témoins de Jéhovah de Forest ») ne démontre pas que la suppression d’une telle exemption (ne portant que sur un taux de taxation de 1,5 %, augmenté des additionnels locaux) « est disproportionnée par rapport aux ressources des cultes non reconnus et menacerait leur pérennité ou entraverait sérieusement leur organisation interne, leur fonctionnement et leurs activités religieuses ». La seconde précaution est encore plus importante, mais ne fait qu’annoncer une jurisprudence ultérieure : la Cour souligne en effet qu’il appartient aux requérants de solliciter eux-aussi la reconnaissance de leur culte… mais que  « pour le surplus, la procédure de reconnaissance des cultes, critiquée par les parties requérantes, n’est pas régie par la disposition attaquée, de sorte qu’elle ne fait pas l’objet du présent recours ».

  1. 2.     Un « enregistrement » comme niveau intermédiaire du régime des cultes

Dans son arrêt n° 203 du 19 décembre 2019, la Cour statuant sur un décret régional wallon « relatif à la reconnaissance et aux obligations des établissements chargés de la gestion du temporel des cultes reconnus », fait une distinction qui est liée à l’interprétation de la loi spéciale de 2001 régionalisant partiellement le régime du temporel du culte. En effet, selon le nouvel article 6, § 1er, VIII, alinéa 1er, 6°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, les Régions n’ont obtenu précisément compétence qu’à l’égard « des établissements chargés de la gestion du temporel des cultes reconnus ». C’est dès lors au sein de cette seule compétence, que la Région peut par exemple prévoir que les communautés locales relevant de dénominations reconnues ne seront elles-mêmes inclues dans le régime de reconnaissance qu’après un « enregistrement » préalable et l’attestation d’une « structure juridique » d’une durée de trois ans (structure dont la Cour précise qu’elle ne doit pas nécessairement être dotée de personnalité juridique). La Cour note que ce délai doit en toute hypothèse « demeurer raisonnablement court ». Plus fondamentalement, la Cour prend soin de noter que cet enregistrement n’est pas obligatoire pour l’ensemble des communautés non reconnues relevant de dénominations reconnues, mais seulement de celles qui en feraient le choix notamment en vue d’une reconnaissance ultérieure. Il ne s’agit dès lors pas en soi d’une mesure préventive prohibée par l’art. 19 de la Constitution.

En revanche, sont annulées les dispositions du décret qui étendaient ce régime d’enregistrement aux cultes nonreconnus. Selon nous, non pas en raison de ce que l’ « enregistrement » serait assimilé directement à une « reconnaissance » (qui relève de la seule autorité fédérale), mais bien parce que les Régions n’ont reçu compétence qu’envers le temporel des cultes reconnus, toute autre matière relevant résiduairement de la compétence fédérale.

  1. 3.     Une clause de loyauté aux principes démocratiques[4]

Dans son arrêt n°203 du 19 décembre 2019, la Cour examine une règle analogue à celle déjà imposée en Flandres depuis 2005 : l’obligation de joindre « pour les [membres du premier organe de l’établissement chargé de la gestion du temporel des cultes reconnus] dont le ou les ministres du culte, une déclaration sur l’honneur, dûment signée par chacun d’entre eux et attestant qu’ils s’engagent à : a) respecter la Constitution, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’ensemble des législations existantes; b) ne pas collaborer à des actes contraires à la Constitution, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux législations existantes; c) déployer les efforts nécessaires à ce que la communauté cultuelle locale dont elles sont membres ne soit pas associée à des propos ou à des actes contraires à la Constitution et à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

La Cour prend soin de noter, qu’à la suite des observations de la section législation du Conseil d’Etat, la formule prévue a été atténuée  et que les mots (prévus à l’avant-projet) « veiller à ce que la communauté… » ont été remplacés par les mots « déployer les efforts nécessaires à ce que la communauté cultuelle locale ». Pour la Cour (B.48.) « Dans une société démocratique, il est nécessaire de protéger les valeurs et les principes qui fondent la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme contre les personnes ou les organisations qui tentent de saper ces valeurs et principes ».

Enfin, que l’objectif du décret soit notamment de « prévenir la radicalisation revendiquée au nom des cultes » ne permet pas d’interpréter le décret plus extensivement comme un contrôle du contenu du message transmis lors des célébrations du culte ni donc comme une atteinte en soi à la liberté doctrinale des cultes (B35).

  1. 4.     Un contrôle de l’emploi des langues. 

La Cour prend surtout soin de noter, qu’à la suite des observations de la section législation du Conseil d’Etat, la formule prévue a été atténuée sur deux points. D’une part, la formule finale du décret ne crée plus une obligation linguistique spécifique, mais se limite à un simple rappel des obligations linguistiques prévues par les décrets communautaires, seuls habilités en la matière. Et d’autre part, la Cour prend soin de noter que ces obligations linguistiques ne porteront que sur les compétences administratives des établissements publics en charge du temporel, et non sur l’usage des langues du ministre du culte dans l’exercice de ses fonctions cultuelles ou spirituelles.

Conclusion

 En conclusion, les arrêts récents de la Cour constitutionnelle montrent la vigilance de celle-ci envers toute atteinte excessive à la liberté de culte, mais dans le même temps, montre aussi combien le régime constitutionnel belge est fait d’équilibre et suppose une articulation proportionnée et prudente entre l’autonomie des cultes et leur intégration en démocratie.

Sans doute la Cour constitutionnelle aurait-elle pu utiliser des formules plus positives à l’égard de ce qui est et doit rester une articulation naturelle et co-essentielle entre liberté de culte et démocratie. On regrettera de ce point de vue une formule agonistique comme celle par laquelle la Cour estime qu’ « une démocratie doit pouvoir se défendre avec énergie, et en particulier ne pas permettre que la liberté de religion et de culte, qui lui est propre et qui la rend vulnérable, soit utilisée afin de la détruire » (B48).

 Il est certain qu’il convient de se défendre contre les abus. En revanche, l’esprit garanti par la Convention européenne des droits de l’homme n’est précisément pas de considérer la liberté de culte comme une « vulnérabilité » mais comme un des cœurs de la démocratie, en indivisibilité avec l’ensemble des autres droits fondamentaux. Il en va de même de la liberté de culte garantie à l’Islam.

Louis-Leon Christians
Professeur à l’UCLouvain
Chaire Droit & Religions


[1] La Cour se réfère aux travaux préparatoires du décret, qui énoncent notamment : « L’identification de toutes les communautés dans lesquelles s’exerce une thématique cultuelle rencontre un objectif de transparence. En effet, si la liberté de culte est un droit fondamental auquel aucune norme ne peut déroger, il est normal d’attendre de ces communautés qu’elles signalent leur existence. Ceci implique notamment d’apporter la preuve du respect des normes de sécurité liées au bâtiment utilisé comme lieu de culte et d’assurer ce bâtiment, ce qui témoigne déjà d’une capacité de gestion administrative et d’un sens des responsabilités.

Par ailleurs, la procédure d’enregistrement doit permettre d’aider les autorités communales dans le travail de recensement global des lieux de culte. Ceci rencontre l’objectif de lutte contre les lieux de cultes clandestins qui échappent au contrôle de l’autorité publique » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-2017, n° 770/1, p. 3). On doit souligner l’ambiguïté de telles considérations. Autant le non-respect de règles de sécurité ou d’urbanisme est-il une infraction à la loi, autant la considération plus générale selon laquelle « qu’il est normal de se signaler » est-elle en porte-à-faux avec les recommandations du Conseil de l’Europe et de la Commission de Venise envers de telles règles soutenues par de nombreux régimes d’Europe de l’Est.

[2] L-L CHRISTIANS, M. MAGITS (co-prés.), La réforme de la législation sur les cultes et les organisations philosophiques non confessionnelles: Rapport du groupe de travail instauré par l’arrêté royal du 13 mai 2009. Bruxelles, décembre 2010.

[3] Voy. les nouvelles formes publiques de dialogues assorties de « charte », « pacte » et autre « déclarations ». Cfr A. OVERBEEKE, « Chartes et pactes avec les religions et la laïcité organisée », Commentaires de la Chaire Droit & Religions, 13 décembre 2019 : http://belgianlawreligion.unblog.fr/?p=1322

[4] Pour une analyse de ces « clauses de sauvegarde » en matière religieuse et philosophique, voy. St. WATTIER,  Le financement public des cultes et des organisations philosophiques non confessionnelles. Analyse de constitutionnalité et de conventionnalité, Larcier, 2016, sp. 474-573.



Chartes et pactes avec les religions et la laïcité organisée

belgaimage-gouvernement-belge-et-cultes-71003056-1024x433

 

Une nouveauté à réglementer. L’usage de “chartes”, “pactes” ou de “déclarations communes” dans le droit des cultes belge

1. En mars 2019, le Premier ministre et le ministre de la Justice, ainsi que des représentants des religions reconnues et des communautés humanistes non confessionnelles reconnues, ont signé un document intitulé Charte pour les organes représentatifs des cultes reconnus et d’une organisation philosophique non confessionnelle reconnue[1]. Cette Charte s’inscrit dans le cadre d’engagements antérieurs pris dans une Déclaration commune du 13 juin 2018 en matière de gestion financière et de transparence des flux financiers, notamment en encourageant la création d’entités juridiques de droit belge [2].

2. Dans la Charte, les représentants des religions et de la libre-pensée s’engagent à rationaliser leurs opérations financières internes en vue d’accroître leur transparence. Le texte de cet engagement ne concerne en fait que les transactions financières transfrontalières. Les signataires s’engagent « à œuvrer à une convergence équitable de leurs règles internes en matière de gestion des flux de fonds provenant directement et indirectement de l’étranger, conformément à la législation applicable en Belgique, par l’établissement d’une Charte de bonne gestion ». L’objectif est donc d’arriver à une ligne de conduite commune d’un commun accord et de l’ancrer dans les règles internes des groupes religieux concernés.

3. La ‘Charte de bonne gestion’ invoquée a été élaborée par le biais d’un Pacte plus détaillé[3], qui fait partie de la Charte. Le Pacte n’est pas analysé dans cette contribution, et si nous avons bien compris, il est aussi le produit de la coopération entre convictions reconnues. Le Pacte comporte non seulement des engagements sur les « flux financiers étrangers directs et indirects « , mais aussi l’intention de rejeter certaines aides étrangères, ce qui va au-delà de ce qui a été convenu dans la Charte, à savoir : « éviter les flux financiers étrangers qui, par leur nature même, seraient préjudiciables à l’indépendance « .

4. Il ne s’agit pas d’accords non contraignants, car la Charte vise bien la conclusion d’ « obligations ». Toutefois, le statut juridique de la Charte n’est pas explicité. Ce qui est certain, c’est que les représentants des convictions reconnues s’engagent envers le gouvernement fédéral à faire tout leur possible à l’interne, dans les limites de leurs compétences et pouvoirs, et à le faire collectivement. Les règles internes seront coordonnées dans le domaine concerné, celui du financement étranger. La Charte met ainsi directement en jeu l’autonomie organisationnelle des communautés convictionnelles, protégé notamment sous l’article 21 de la Constitution.

5. Apparemment, la signature de la Charte (et l’engagement qui y est pris) a toutefois été considérée conforme à l’autonomie des cultes et organisations philosophiques. Le texte stipule explicitement que les obligations qui y sont énoncées « s’inscrivent dans le cadre du pouvoir de tutelle interne dont les organes représentatifs peuvent bénéficier en vertu de la combinaison des articles 21 et 181 de la Constitution ». Il y a ainsi d’emblée une délimitation : en effet dans le cadre de ces deux dispositions constitutionnelles combinées, le propos ne concerne que les communautés qui (a) sont soumises à l’autorité disciplinaire des organes signataires selon les règles internes d’organisation du culte ou de la philosophie et (b) seulement en ce qui concerne les communautés reconnues qui proméritent une rémunération publique en vertu de l’article 181 de la Constitution, ainsi que les entités associées.

6. Quant à la question de la représentativité effective, il convient également de rappeler ce qu’a souligné le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats à propos de l’un des signataires de la Charte, l’’Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB) : “Il convient de rappeler ici les difficultés historiques connues par l’EMB pour jouer le rôle qui lui est dévolu et le fait que, pour certains observateurs auditionnés, cet organisme, toujours à l’heure actuelle, continue de souffrir lourdement du fait de n’être que très partiellement représentatif de la communauté musulmane de Belgique”[4].

7. En outre, la question se pose de savoir s’il est utile (dans l’objectif des signataires gouvernementaux) de limiter les financements étrangers envers les seules communautés reconnues et financées. En effet, en ce qui concerne les soutiens étrangers, les audits de la commission d’enquête ont montré que le financement concernait en particulier les communautés autofinancées et non reconnues, et que ces subventions étrangères étaient décrites comme « un obstacle à l’intégration et au contrôle, et plus généralement au bon fonctionnement du système destiné à stimuler le développement d’un Islam de Belgique »[5]. Or, selon le texte de la Charte, l’engagement qui y est visé ne s’étend pas aux communautés autofinancées. Bien que l’interprétation restrictive présentée ci-dessus (voir 5) soit évidente, cette interprétation pourrait ne pas recouvrir ce que l’on attend réellement de la Charte. Après tout, la Charte ne peut être considérée isolément des recommandations de la commission d’enquête parlementaire – Attentats.  Il reste qu’ une interprétation plus large pourrait poser problème à la lumière de l’article 21 de la Constitution.

8. Il y a d’autres d’incertitudes. Dans la Charte, nous lisons que le document s’adresse aux communautés locales au sens le plus large, même aux « associations en lien avec les cultes reconnus ». On ne sait pas exactement ce qu’on entend par là. Or la question se pose de savoir si les représentants des communautés convictionnelles reconnues (à moins que ces engagements ne soient lus dans les limites de l’article 21 de la Constitution) tiendront suffisamment compte de la liberté d’association[6] à laquelle chacun a droit, y compris les membres des communautés religieuses reconnues.

9. Les accords multilatéraux entre les représentants religieux et philosophiques et le gouvernement qui affectent l’organisation interne sont très spéciaux. Cependant, ils n’apparaissent pas ex nihilo. Ces accords sont en soi une conséquence positive du dialogue structurel que les gouvernements et les représentants religieux et philosophiques ont engagé. Ce dialogue date d’avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, certainement déjà dans le cadre des accords bilatéraux[7], mais sous la présente forme, il semble particulièrement lié aux développements qui se produisent dans les milieux islamiques, même s’il s’agit d’accords officiels qui concernent les représentants de toutes les convictions reconnues.

10. Un libre dialogue des cultes et des philosophies — entre eux et aussi avec les gouvernements— n’affecte pas directement les relations Eglises-Etat, et n’entre pas de soi en conflit avec le devoir de neutralité que le gouvernement doit respecter. Cela dépend toutefois de l’objectif que vise le gouvernement lorsqu’il décide d’organiser lui-même ce dialogue. Le gouvernement dispose d’une certaine marge de manœuvre à cet égard, celle d’ « organisateur neutre et impartial de l’exercice des différentes religions, cultures et religions » ainsi que le formule une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme[8]. Cela ne veut donc pas dire que le gouvernement a carte blanche. Il n’y a pas de place ici pour un gouvernement qui voudrait tenir un rôle de régisseur ou de régulateur des religions ou organisations philosophiques[9].

11. Afin de protéger le gouvernement contre lui-même, il me semble important que le dialogue avec les intervenants religieux et philosophiques et que le processus de négociation menés dans ce contexte soient soumis à des règles minimales, au moins par une sorte de ‘good practices’. Ceci est d’autant plus important si les négociations sont menées dans le but de parvenir à des accords qui affectent l’autonomie organisationnelle. En l’absence de ces règles, le gouvernement risque d’être tenté de poursuivre sa politique envers les religions et philosophies par le biais de « chartes », « pactes » et autres « conventions », bilatéraux et multilatéraux, en s’assurant toujours que les partenaires sont d’accord avec ce qu’un gouvernement a préparé. Certes, une telle tactique, dans laquelle le gouvernement devient l’architecte des accords, est raisonnablement sûre, car l’article 21 C° ne semble pas être directement violé ; après tout, la voie de l’autorégulation a été officiellement choisie.

12. Il est donc sage en fin de compte que la Charte inclue d’emblée la limite de l’art. 21 de la Constitution. En 2019, cela dispensera le gouvernement d’obliger les autorités ecclésiastiques à prendre des décisions sous des pressions qui ne prennent pas au sérieux les dispositions de l’article 21 du Code civil, par exemple pour contrer certaines influences étrangères, comme c’est le cas ici. Cela ne veut pas dire que l’objectif de contrer l’influence étrangère n’est pas important ou légitime pour la politique gouvernementale. Mais le fait est que le gouvernement doit respecter les limites de l’article 21 de la Constitution. Ce fut un point difficile il y a précisément un siècle, en 1919, lorsque le gouvernement belge fit pression sur les autorités religieuses de l’ Eglise catholique pour qu’elles prennent des décisions canoniques conformes à la politique du gouvernement belge, alors également dirigée contre une influence ecclésiastique étrangère, (en l’occurence celle de l’archidiocèse allemand de Cologne [10], qui s’étendait à Eupen-Malmédy, territoire annexé après le traité de Versailles). En régime de paix, comme celui dont nous bénéficions en 2019, une politique telle que celle menée en 1919 est impensable.

13. Afin d’éviter tout accord « forcé » directement ou indirectement avec les religions et organisations philosophiques, des conditions claires doivent être respectées lorsque des accords entre le gouvernement et un ou plusieurs représentants religieux, initiés par le gouvernement, sont conclus.

A nos yeux, il faut notamment faire attention à ce qui suit :

(1°) la sélection des interlocuteurs (uniquement parmi les religions/philosophies reconnues, ou aussi non reconnues ? Et qui parle au nom de quels groupes ?),

(2°) la liberté de participer ou non aux consultations et d’être d’accord ou non avec les résultats des négociations.

De plus, il conviendrait également d’avoir un accord sur l’agenda :

(3°)  un accord sur le calendrier : certains représentants religieux couvre un large éventail de confessions ou de sous-groupes, qui sont généralement eux-mêmes les premiers détenteurs du droit à la liberté d’organisation conformément à l’article 21 de la Constitution ; ils doivent disposer du temps nécessaire pour délibérer sur les textes à convenir[11].

(4°) un accord sur le contenu de l’ordre du jour : il convient de préciser clairement quels domaines feront et ne feront pas l’objet de négociations.

Ces éléments sont importants pour rendre justice au devoir de neutralité d’un gouvernement actif et engagé dans le domaine religieux et philosophique. Bien que le principe de séparation ne soit pas absolu, comme l’a confirmé la Cour constitutionnelle en 2017 [12], le gouvernement doit toujours respecter les principes de neutralité et d’égalité de traitement dans ce domaine sensible.

Prof. Adriaan OVERBEEKE
VU Amsterdam
Universiteit Antwerpen

Sélection bibliographique

  • BEAMAN, L., « Religion and the State: The Letter of the Law and the Negotiation of Boundaries”, in Religion, Globalization and Culture, edited by Peter Beyer and Lori G. Beaman, Leiden: Brill Academic Press, 2007, pp. 393-407.
  • CHRISTIANS, L.-L., « Les balises juridiques des nouveaux dialogues entre les pouvoirs publics et les religions et philosophies « , in Pascal Courtade et Isabelle Saint-Martin (dir.), L’expression du religieux dans la sphère publique.  Comparaisons internationales, Paris, La Documentation française, 2016, pp. 206-220.
  • DE POOTER Patrick, CHRISTIANS, L-L.  (eds). Les Dispositifs Publics Interconvictionnels,  (Droit et religions; 9), Bruylant-Larcier, Bruxelles, 400 p., à paraître
  • DUMONT, H., « Droit public, droit négocié et paralégalité », in GERARD, Ph., OST, F., van de KERCHOVE, M. (dir.), Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, FUSL, 1996,  pp. 457-490
  • GUESNET, Fr., LABORDE, C., LEE, L., Negotiating Religion. Routledge, 2017, 292 pp.
  • LAMINE, Anne-Sophie (dir.), Quand le religieux fait conflit. Désaccords, négociations ou arrangements (Sciences des religions), Rennes, P.U.R., 2014.
  • OVERBEEKE, A., « De staat en de vele geloofsgemeenschappen: raadgever-coach? Regisseur? Regelaar? De fragiele positie van de overheid als ‘neutrale organisator van religie-uitoefening’ », R.R.S., 2016/1, pp. 19-68
  • VERLINDEN, V. et OVERBEEKE, A., « Het Vlaamse Eredienstendecreet: overlegd of opgelegd? » Tijdschrift voor Wetgeving, 2007, pp. 386-401.
  • WATTIER, S.. « Quel dialogue entre l’Union européenne et les organisations religieuses et non confessionnelles? Réflexions au départ de la décision du Médiateur européen du 25 janvier 2013″. In: Cahiers de droit européen, 2015 (2-3), pp. 535-556.
  • WATTIER, S., « Les communautés religieuses ou les « oubliées » des consultations politiques auprès de la société civile en Région wallonne au sortir des élections ? », Commentaires de la Chaire de droit des religions de l’UCL, http://belgianlawreligion.unblog.fr, 2019

 


[1] https://www.koengeens.be/news/2019/03/26/betere-regels-over-buitenlandse-financiering-erediensten-en-transparantie-van-vzw-s  On renverra aussi aux déclarations du Ministre de la Justice le 10 décembre 2019 au Parlement, en réunion commune de la commission de l’intérieur, de la sécurité, de la migration et des matières administratives et de la commission de la justice : «  En ce qui concerne la lutte contre le financement étranger des cultes, les cultes reconnus et la laïcité, le premier ministre et le ministre de la Justice ont signé une charte et un pacte en mars 2019. Le 5 novembre 2019, une formation relative à la nouvelle législation sur les ASBL et les obligations comptables a été organisée au profit des représentants des cultes reconnus et de la laïcité. Des experts du SPF Justice et du SPF Finances y ont parlé du registre UBO (bénéficiaires effectifs) qui doit promouvoir la transparence financière des ASBL. Ces sujets seront de nouveau abordés lors dela prochaine réunion du Conseil du dialogue. L’ASBL chapeautant la Grande Mosquée va respecter scrupuleusement les directives. » (CRABV 55 COM 069, 9-10).

[2] Dans la Déclaration les parties déclarent : “1. S’engager à travailler de concert à faire converger leurs règles internes de gestion des flux financiers venant directement et indirectement de l’étranger en conformité avec la législation applicable en Belgique, par l’établissement d’une charte de bonne gestion ;  2. Encourager les entités internes aux cultes reconnus et à la laïcité organisée à se constituer en personne morale telle qu’une ASBL, AISBL, fondation privée ou d’utilité publique, et à organiser la formation comptable de leurs gestionnaires ». Cité dans la Charte de 26 Mars 2019, § 1.

[3] Le Pacte d’engagements pour les gestionnaires des associations, ainsi que pour tous ceux qui assument une responsabilité de gestion matérielle et/ou financière, en lien avec les communautés des cultes reconnus ou d’une organisation philosophique non confessionnelle reconnue

[4] Doc. Parl. Chambre 2017-2018, nr. 1752/009, § 67, p. 38. (https://www.dekamer.be/doc/flwb/pdf/54/1752/54k1752009.pdf)

[5] Doc. Parl. Chambre 2017-2018, nr. 1752/009, § 147, p. 52.

[6] Voy. aussi : COMMISSION DE VENISE, Joint Guidelines of the Venice Commission and OSCE Office for Democratic Institutions and Human Rights (OSCE/ODIHR) on Freedom of Association, 101st Plenary Session (Venice, 12-13 December 2014).

[7] A savoir la tradition des accords concordataires qui se déploie encore dans divers pays, comme la France de l’Alsace-Moselle.

[8] Voy. déjà CEDH 27 juin 2000, n° 27417/95, Sha’are Shalom Ve Tsedek c. France, § 84.

[9] Voy. A. OVERBEEKE, “De staat en de vele geloofsgemeenschappen: raadgever-coach? regisseur? regelaar? De fragiele positie van de overheid als ‘neutrale organisator van religie-uitoefening”,  Recht, religie en samenleving, 2016, nr. 1, p. 19-68.      “

[10] Voy. W. JOUSTEN, Errichtung und Auflösung des Bistums Eupen-Malmedy (1921-1925): Eine Studie mit besonderer Berücksichtigung kirchenrechtlicher Aspekte , Reihe Quellen und Forschungen zur Geschichte der Deutschsprachigen Belgier, Vol. 8, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2016, 409 p.

[11] Quant au calendrier, on ne dispose d’aucune information concernant le processus des négociations entre (ou avec) les représentants-signataires des textes de la Charte (et du Pacte), rédigées entre juin 2018 et mars 2019.

[12] CC 27 avril 2017, n° 45/2017 : “B.7.1. Le principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat, déduit notamment de l’article 21, alinéa 1er, de la Constitution, n’est pas absolu et ne s’oppose pas à toute ingérence de l’Etat dans l’autonomie des communautés religieuses.(…). B.7.2. Par ailleurs, la portée du principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat est intrinsèquement variable et évolutive (…)“.



ABRESCH ' INFOS |
Bivu |
animeaux |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | essai n°1
| Vivre et décider ensemble
| recitsdautrefois