La constitutionnalité des cultes 22 décembre
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Les cultes non reconnus sont-ils clandestins ou constitutionnels ?
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Depuis 10 ans, la Cour Constitutionnelle de Belgique a rendu près d’une trentaine d’arrêts concernant les cultes et le régime des organisations non confessionnelles. Ces décisions concernent tantôt la garantie générale de liberté de conscience, tantôt le régime spécifique de reconnaissance, parfois les deux ensemble — par exemple lorsqu’il s’agit de vérifier comment s’articulent les régimes des cultes reconnus et non reconnus. Le droit européen affirme clairement que la garantie de liberté de religion est de droit, sans mesures préventives ni conditions préalables, et notamment sans enregistrement conditionnel.
Un culte non reconnu, ou une communauté locale non reconnue, ne peuvent nullement de ce simple fait être qualifiés de « clandestins »[1], mais tout au contraire de « cultes constitutionnels », dès lors que les garanties de base prévues par la Constitution, dans le cadre du droit commun, sont offertes à tous, sans mesure préalable. Aucune atteinte aux garanties de base ne peut être liée à une absence de reconnaissance.
Si l’on concède que la reconnaissance des cultes est un tempérament porté à un principe de séparation (en vue notamment de prendre « des mesures positives permettant l’exercice effectif de [la] liberté de culte »), l’on conçoit sans doute aussi aisément qu’à cette reconnaissance ne soient pas seulement attachés des droits mais aussi des devoirs. Jusqu’où toutefois peut-on imposer des devoirs à des cultes ou à la laïcité organisée, comme conditions de leur reconnaissance, et jusqu’où peut-on (doit-on) « libérer » de ces devoirs complémentaires les cultes et organisations non reconnues ?
Construire un nouvel équilibre constitutionnel ?
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Comment construire l’équilibre à trouver au regard des principes tout aussi important d’autonomie des cultes et de neutralité de l’Etat ? Quelles sont les limitations qui pourraient peser sur la liberté de cultes et convictions, selon qu’ils sont ou non reconnus ?
La Cour constitutionnelle rappelle constamment l’existence de deux types de contrôle : le premier tient à l’auteur de la norme, qui doit être non seulement législateur, mais aussi respectueux des règles de répartition des compétences entre les divers législateurs belges; l’autre contrôle tient à un examen de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté ou à l’égalité et le but légitime poursuivi, dans la mesure de ce qui « nécessaire dans une société démocratique » selon la formule de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Un groupe de travail[2] avait émis l’hypothèse de voir la Belgique rejoindre d’autres modèles européens qui prévoient un régime de reconnaissance à plusieurs niveaux, permettant de distinguer différents types d’implication sociale des religions et de philosophies, et de là différents niveaux d’équilibre entre leurs droits et leurs devoirs. Dans le cadre du régime belge actuel, se pose aussi la question proche, (mais distincte), du statut des communautés locales non reconnues elles-mêmes mais relevant d’une dénomination globalement reconnue au Fédéral. Cette situation, loin d’être anormale, et encore moins illégale, est au cœur même du système d’objectivation du régime belge. En effet, la reconnaissance fédérale d’une dénomination n’a pas d’effet immédiat et global sur le temporel des cultes. Elle ouvre simplement la porte à des demandes locales de reconnaissance grain par grain, communauté par communauté, ministre par ministre, chaque fois sur la base de dossiers administratifs exigeants.
Aujourd’hui, comme hier, les questions religieuses sont très sensibles. Telle est même la raison d’être d’une garantie explicite en un domaine dont l’histoire a précisément montré qu’il était capable du meilleur comme du pire : tantôt source de cohésion et d’unité (parfois trop forte), tantôt idéal de diversité culturelle et morale (souvent instable, parfois violente, toujours un défi du principe de liberté).
Comment donc se saisir des instruments de politique publique pour soutenir les dimensions positives des grandes traditions de sens tout en en atténuant les risques de tension ou de dérives ? Jusqu’où l’instrument de reconnaissance peut-il aller sur cette voie ? N’est-il pas trop monolithique au regard de la diversification croissante des mouvements et des conceptions de sens, ou au regard des risques de plus en plus insaisissables liés aux diffractions sociales, dans un phénomène croissant d’incertitude.
Aggraver les conditions de reconnaissance, réduire les avantages encore offerts sans reconnaissance préalable, et créer des régimes intermédiaires certes plus souples mais dont l’extension plus grande permettrait un accompagnement social plus vaste : voilà trois pistes pragmatiques d’évolution probable des régimes des cultes.
Il est certain que plusieurs mutations sociologiques expliquent ces réorientations : d’une part, sécularisation et individualisation, faisant régresser l’adhésion aux dimensions positives des institutions religieuses, d’autre part, polarisations diverses entre xénophobie et radicalisation, mettant notamment en cause l’Islam et ses mécompréhensions mutuelles.
L’évolution du régime des cultes est confrontée à deux enjeux : le premier est celui d’un dilemme entre la volonté de l’autorité publique d’atténuer le « pouvoir » des leaders religieux et philosophiques et son besoin tout aussi pressant de renforcer la légitimité de ces leaders pour leur permettre de ne pas perdre leur rôle de structuration sociale dont on sait que le politique a besoin face à sa propre décrédibilisation.
Relancer les relations de confiance et de légitimité tout en accompagnant de plus près les dispositifs convictionnels, ne va pas de soi au regard des balises constitutionnelles[3]. Autant la liberté de religion ne peut conduire certains groupes à menacer la démocratie, autant la démocratie est précisément engagée dans le respect du pluralisme et des droits associés… Mais il en va aussi de principes plus techniques propres aux structures institutionnelles belges …
Exemples récents
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C’est ce que reprécise très justement la Cour constitutionnelle sur plusieurs points (délimités en fonction des arguments soulevés par les requérants). On se borne ici à un premier aperçu en style télégraphique ; d’autres analyses suivront dans la littérature :
- 1. Une abrogation de certains avantages concédés aux cultes non reconnus
Dans son arrêt n° 178 du 14 novembre 2019, la Cour estime que l’immunisation fiscale du précompte immobilier, jusque-là accordée aux édifices ouverts à l’exercice public de tout culte, peut désormais être restreinte par la Région de Bruxelles-Capitale au bénéfice des seuls cultes reconnus. La Cour note l’objectif légitime du législateur : « lutter contre la pratique des demandes d’exonération du précompte immobilier pour des immeubles affectés à des cultes fictifs ». La Cour prend toutefois deux précautions supplémentaires, qui lui sont dictées par la jurisprudence européenne : elle souligne d’abord que la liberté de religion n’emporte pas de soi un régime fiscal favorable aux cultes et que le requérant (l’ASBL « Congrégation Chrétienne des Témoins de Jéhovah de Forest ») ne démontre pas que la suppression d’une telle exemption (ne portant que sur un taux de taxation de 1,5 %, augmenté des additionnels locaux) « est disproportionnée par rapport aux ressources des cultes non reconnus et menacerait leur pérennité ou entraverait sérieusement leur organisation interne, leur fonctionnement et leurs activités religieuses ». La seconde précaution est encore plus importante, mais ne fait qu’annoncer une jurisprudence ultérieure : la Cour souligne en effet qu’il appartient aux requérants de solliciter eux-aussi la reconnaissance de leur culte… mais que « pour le surplus, la procédure de reconnaissance des cultes, critiquée par les parties requérantes, n’est pas régie par la disposition attaquée, de sorte qu’elle ne fait pas l’objet du présent recours ».
- 2. Un « enregistrement » comme niveau intermédiaire du régime des cultes
Dans son arrêt n° 203 du 19 décembre 2019, la Cour statuant sur un décret régional wallon « relatif à la reconnaissance et aux obligations des établissements chargés de la gestion du temporel des cultes reconnus », fait une distinction qui est liée à l’interprétation de la loi spéciale de 2001 régionalisant partiellement le régime du temporel du culte. En effet, selon le nouvel article 6, § 1er, VIII, alinéa 1er, 6°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, les Régions n’ont obtenu précisément compétence qu’à l’égard « des établissements chargés de la gestion du temporel des cultes reconnus ». C’est dès lors au sein de cette seule compétence, que la Région peut par exemple prévoir que les communautés locales relevant de dénominations reconnues ne seront elles-mêmes inclues dans le régime de reconnaissance qu’après un « enregistrement » préalable et l’attestation d’une « structure juridique » d’une durée de trois ans (structure dont la Cour précise qu’elle ne doit pas nécessairement être dotée de personnalité juridique). La Cour note que ce délai doit en toute hypothèse « demeurer raisonnablement court ». Plus fondamentalement, la Cour prend soin de noter que cet enregistrement n’est pas obligatoire pour l’ensemble des communautés non reconnues relevant de dénominations reconnues, mais seulement de celles qui en feraient le choix notamment en vue d’une reconnaissance ultérieure. Il ne s’agit dès lors pas en soi d’une mesure préventive prohibée par l’art. 19 de la Constitution.
En revanche, sont annulées les dispositions du décret qui étendaient ce régime d’enregistrement aux cultes nonreconnus. Selon nous, non pas en raison de ce que l’ « enregistrement » serait assimilé directement à une « reconnaissance » (qui relève de la seule autorité fédérale), mais bien parce que les Régions n’ont reçu compétence qu’envers le temporel des cultes reconnus, toute autre matière relevant résiduairement de la compétence fédérale.
- 3. Une clause de loyauté aux principes démocratiques[4]
Dans son arrêt n°203 du 19 décembre 2019, la Cour examine une règle analogue à celle déjà imposée en Flandres depuis 2005 : l’obligation de joindre « pour les [membres du premier organe de l’établissement chargé de la gestion du temporel des cultes reconnus] dont le ou les ministres du culte, une déclaration sur l’honneur, dûment signée par chacun d’entre eux et attestant qu’ils s’engagent à : a) respecter la Constitution, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’ensemble des législations existantes; b) ne pas collaborer à des actes contraires à la Constitution, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux législations existantes; c) déployer les efforts nécessaires à ce que la communauté cultuelle locale dont elles sont membres ne soit pas associée à des propos ou à des actes contraires à la Constitution et à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
La Cour prend soin de noter, qu’à la suite des observations de la section législation du Conseil d’Etat, la formule prévue a été atténuée et que les mots (prévus à l’avant-projet) « veiller à ce que la communauté… » ont été remplacés par les mots « déployer les efforts nécessaires à ce que la communauté cultuelle locale ». Pour la Cour (B.48.) « Dans une société démocratique, il est nécessaire de protéger les valeurs et les principes qui fondent la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme contre les personnes ou les organisations qui tentent de saper ces valeurs et principes ».
Enfin, que l’objectif du décret soit notamment de « prévenir la radicalisation revendiquée au nom des cultes » ne permet pas d’interpréter le décret plus extensivement comme un contrôle du contenu du message transmis lors des célébrations du culte ni donc comme une atteinte en soi à la liberté doctrinale des cultes (B35).
- 4. Un contrôle de l’emploi des langues.
La Cour prend surtout soin de noter, qu’à la suite des observations de la section législation du Conseil d’Etat, la formule prévue a été atténuée sur deux points. D’une part, la formule finale du décret ne crée plus une obligation linguistique spécifique, mais se limite à un simple rappel des obligations linguistiques prévues par les décrets communautaires, seuls habilités en la matière. Et d’autre part, la Cour prend soin de noter que ces obligations linguistiques ne porteront que sur les compétences administratives des établissements publics en charge du temporel, et non sur l’usage des langues du ministre du culte dans l’exercice de ses fonctions cultuelles ou spirituelles.
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Conclusion
En conclusion, les arrêts récents de la Cour constitutionnelle montrent la vigilance de celle-ci envers toute atteinte excessive à la liberté de culte, mais dans le même temps, montre aussi combien le régime constitutionnel belge est fait d’équilibre et suppose une articulation proportionnée et prudente entre l’autonomie des cultes et leur intégration en démocratie.
Sans doute la Cour constitutionnelle aurait-elle pu utiliser des formules plus positives à l’égard de ce qui est et doit rester une articulation naturelle et co-essentielle entre liberté de culte et démocratie. On regrettera de ce point de vue une formule agonistique comme celle par laquelle la Cour estime qu’ « une démocratie doit pouvoir se défendre avec énergie, et en particulier ne pas permettre que la liberté de religion et de culte, qui lui est propre et qui la rend vulnérable, soit utilisée afin de la détruire » (B48).
Il est certain qu’il convient de se défendre contre les abus. En revanche, l’esprit garanti par la Convention européenne des droits de l’homme n’est précisément pas de considérer la liberté de culte comme une « vulnérabilité » mais comme un des cœurs de la démocratie, en indivisibilité avec l’ensemble des autres droits fondamentaux. Il en va de même de la liberté de culte garantie à l’Islam.
Louis-Leon Christians
Professeur à l’UCLouvain
Chaire Droit & Religions
[1] La Cour se réfère aux travaux préparatoires du décret, qui énoncent notamment : « L’identification de toutes les communautés dans lesquelles s’exerce une thématique cultuelle rencontre un objectif de transparence. En effet, si la liberté de culte est un droit fondamental auquel aucune norme ne peut déroger, il est normal d’attendre de ces communautés qu’elles signalent leur existence. Ceci implique notamment d’apporter la preuve du respect des normes de sécurité liées au bâtiment utilisé comme lieu de culte et d’assurer ce bâtiment, ce qui témoigne déjà d’une capacité de gestion administrative et d’un sens des responsabilités.
Par ailleurs, la procédure d’enregistrement doit permettre d’aider les autorités communales dans le travail de recensement global des lieux de culte. Ceci rencontre l’objectif de lutte contre les lieux de cultes clandestins qui échappent au contrôle de l’autorité publique » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-2017, n° 770/1, p. 3). On doit souligner l’ambiguïté de telles considérations. Autant le non-respect de règles de sécurité ou d’urbanisme est-il une infraction à la loi, autant la considération plus générale selon laquelle « qu’il est normal de se signaler » est-elle en porte-à-faux avec les recommandations du Conseil de l’Europe et de la Commission de Venise envers de telles règles soutenues par de nombreux régimes d’Europe de l’Est.
[2] L-L CHRISTIANS, M. MAGITS (co-prés.), La réforme de la législation sur les cultes et les organisations philosophiques non confessionnelles: Rapport du groupe de travail instauré par l’arrêté royal du 13 mai 2009. Bruxelles, décembre 2010.
[3] Voy. les nouvelles formes publiques de dialogues assorties de « charte », « pacte » et autre « déclarations ». Cfr A. OVERBEEKE, « Chartes et pactes avec les religions et la laïcité organisée », Commentaires de la Chaire Droit & Religions, 13 décembre 2019 : http://belgianlawreligion.unblog.fr/?p=1322
[4] Pour une analyse de ces « clauses de sauvegarde » en matière religieuse et philosophique, voy. St. WATTIER, Le financement public des cultes et des organisations philosophiques non confessionnelles. Analyse de constitutionnalité et de conventionnalité, Larcier, 2016, sp. 474-573.