Liberté de religion entre principe et valeurs

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Trois questions de l’Institut Montaigne et trois propositions pour une réflexion d’étape sur les ambiguïtés du statut juridique du religieux…

1. Les systèmes juridiques européens sont-ils capables de refléter et de répondre d’une manière adéquate aux normes, pratiques, croyances et systèmes de valeurs non-occidentaux? Faut-il mettre en place de nouveaux cadres juridiques, et si oui, qu’impliqueraient ces cadres ?

Tout système juridique se déploie dans un contexte social. A la légalité d’avant-plan du droit formel s’articule de façon plus ou moins intense une légitimité d’arrière-plan, de nature culturelle et morale, ressentie en droit comme condition nécessaire de l’efficience de la norme juridique. Cette articulation entre normes et valeurs est un défi constant à théoriser par les philosophies politiques mais aussi à mettre en œuvre pragmatiquement par les juristes et les gouvernants. Sous la neutralité procédurale de la loi démocratique majoritaire, se jouent des implicites culturels et axiologiques aux rythmes distincts, tantôt de patrimonialisation tantôt de mutations. Le rôle spécifique du droit dans de telles mutations ne peut être nié, mais demeure ambivalent et certainement survalorisé par les juristes.
L’enjeu nouveau qu’affrontent les systèmes juridiques européens ne tient pas à l’existence, classique, de ces jeux entre le formel et l’informel, entre normes et valeurs, mais à leurs déséquilibres croissants liés à un pluralisme social, moral et culturel exacerbé par la mobilité et la diffraction des populations. Ce qui est alors radicalement nouveau tient à la transparence croissante avec laquelle sont problématisés ces jeux : argumentés et discutés, plutôt qu’ignorés ou tenus pour évidents. Deux axes semblent particulièrement significatifs de ce mouvement. Tout d’abord, l’émergence du concept de discrimination indirecte qui questionne dorénavant explicitement les impacts socio-culturels de toutes règles, en-deçà de la neutralité apparente de leur formulation et de leur justification. Ensuite, comme par un effet de retour mal maîtrisé, une perte progressive du sens spécifique à donner à la régulation juridique comme dispositif parmi d’autres instruments de gouvernance. La multiplication des lois impliquant des exigences de loyauté (serments, déclarations, chartes, engagements pour autrui, prise en compte de « signes faibles »…) conduit à faire assumer au droit des objectifs qui ne relèvent pas de sa compétence ni de ses garanties, mais s’inscrivent dans d’autres moyens de gouvernance (éducation, pédagogie sociale, subventionnement, renseignements généraux etc). C’est aussi sur cet arrière-plan de confusion entre normes et valeurs, que se déploient les nouvelles polémiques entre universalistes et wokistes, entre les tenants de l’abstraction des principes et les tenants d’un réalisme culturel. C’est à la mesure de ces tensions en amont que l’on pourrait utilement consacrer une nouvelle cartographie juridique européenne, plutôt que de se focaliser sur leurs seules factualités, dans l’aval des politiques publiques.

2. La radicalisation violente et l’extrémisme sont devenus des problèmes de plus en plus mondiaux au milieu de travail. Le radicalisme religieux demande-il le même traitement juridique que l’extrémisme politique?

La variété des acronymes européens révèlent d’emblée certains glissements. Ainsi l’acronyme VERLT, porté par l’OSCE, vise le « Violent Extremism and Radicalisation Leading to Terrorism », tandis que la notion clé de la Commission Européenne (COM(2016)379) tient à la prévention de la « radicalisation conduisant à l’extrémisme violent » (RLVE). La politique de prévention de l’Union se situe ainsi clairement en amont de la séquence retenue par l’OSCE. Ce sont bien des signes de plus en plus faibles de radicalisation qui retiennent l’attention des politiques publiques, et de ce fait entrent progressivement en porte-à-faux avec les garanties des droits fondamentaux et de leurs usages de base. Ce n’est plus le passage à l’acte violent (ou sa préparation organisationnelle) qui déclenche l’action publique mais tous indices anticipés d’une propension à l’emprise collective. Dès lors que le passage à l’acte n’est plus le critère immédiat, se brouille la distinction entre les capacités d’emprise par voie politique (partis, élection etc) ou par voie sociale, culturo-religieuse (associatif, caritatif, sportif etc). La distinction européenne classique qui fait du prosélytisme religieux l’expression positive d’un droit fondamental et restreint sa condamnation aux seuls comportements abusifs, tend à s’affaisser pour englober tout prosélytisme dans une perception négative. La condamnation des partis politiques religieux fondamentalistes, soutenue par la Cour européenne des droits de l’homme, s’étend progressivement à la dissolution potentielle de tout dispositif social dont l’extension du fondamentalisme religieux conduirait à déstabiliser à terme les terreaux (et terrains) de la démocratie. L’approche pragmatique des politiques publiques sécularisées conduit ainsi à rabattre le traitement du religieux sur celui du politique, sans plus chercher à en saisir la portée propre, si ce n’est comme un prédicteur (faible mais certain) d’une volonté d’emprise non démocratique.
Le management des entreprises est confronté à ce changement de paradigme des politiques publiques. Le transfert du concept de laïcité vers l’entreprise conduit alors à réinterroger d’une part ce qu’est la démocratie en entreprise et d’autre part comment celle-ci peut se garantir de signes faibles d’emprise.

3. Comment les cadres juridiques peuvent-ils être utilisés pour surmonter les stéréotypes péjoratifs qui influencent les perceptions actuelles de la religion, en particulier dans le contexte du travail ? Est-il possible d’atteindre un équilibre entre la neutralité juridique et le pluralisme religieux, et si oui, comment ?

La neutralité du droit n’est pas synonyme, ni n’implique, de neutralité d’entreprise, dès lors que cette dernière dispose d’une certaine garantie juridique d’autonomie et de liberté d’orientation qui répond à des conditions propres.. Il s’agit en fait de vérifier comment concilier au sein de l’entreprise pluralisme religieux et non-discrimination y compris indirecte. Nous examinons brièvement deux champs de réflexion : celui du « PGDC » et celui du « management relationnel ».
Le PGDC (Plus Grand Dénominateur Commun), désigne une philosophie de gestion qui permet d’apporter « un bénéfice à tous à partir d’une demande particulière ». Ce concept, adopté notamment par l’agence publique belge pour l’égalité des chances et de lutte contre les discriminations (UNIA) « s’appuie sur la méthodologie recommandée par le Conseil de l’Europe qui estime que ‘ l’élaboration d’une vision et des indicateurs de progrès pour le bien-être pour tous s’appuie sur des processus délibératifs dans lesquels participent, sur un pied d’égalité, des citoyens représentatifs des « différences » sociales, y compris culturelles, religieuses, etc.’ ».
Autant cette philosophie managériale semble permettre d’échapper à tout risque de « méta-discrimination » sans plus traiter spécifiquement certains critères liés à des pratiques religieuses ou convictionnelles, autant son adoption risque-t-elle toutefois de diminuer les niveaux de garantie actuels et ce dans deux directions. D’une part, le PGDC conduit à minimaliser les processus d’accommodement raisonnable issu de la diversité : plus le spectre protégé est large, moins la garantie est forte. Un nivellement par le bas plutôt que par le haut. D’autre part, le PGDC confirme implicitement l’invisibilisation du religieux, ce qui est certainement souhaité par certaines conceptions politiques, mais n’est pas assuré d’une compatibilité certaines avec les garanties européennes, ainsi qu’en atteste la jurisprudence récente (WABE c. Allemagne) de la Cour de Justice de l’Union Européenne, dont on retiendra qu’elle soustrait l’invisibilisation à la seule volonté de l’employeur.
Une seconde tendance, d’un tout autre ordre, se déploie dans la littérature managériale, et fait son entrée progressive devant les tribunaux européens. Il s’agit du recours au lexique du « spirituel » dont le management anglo-saxon a entrevu depuis longtemps la théorie et la pratique. Plutôt que d’accentuer négativement le religieux en entreprise comme un « problème » de salariés « capricieux », comment concevoir un management qui « dynamise » un élan positif sur les ressources de sens de l’humain et sur la nécessaire polyvalence du bien-être des collaborateurs. Cette seconde tendance, souvent encore exotique en Europe, ne manque pas de réinterroger les limites juridiques de l’autorité de l’employeur, et la distinction européenne entre entreprise ordinaire et entreprise de tendance. Il n’en reste pas moins que les frontières classiques du droit du travail s’y brouillent progressivement, notamment au gré d’une conception post-moderne, voire laïque, de l’engagement humain en entreprise.

Louis-Léon Christians

Directeur de la chaire Droit & Religions
Université catholique de Louvain

Voir aussi l’interview de L.-L. Christians, avec d’autres, dans le journal Le Monde

G. Supertino, « Les frontières mouvantes de la liberté religieuse en Europe », Le Monde, 1 avril 2023, pp. 26-27



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