Financement des cultes et liberté d’expression

debat deBeukelaer

Financement des cultes et liberté d’expression :
l’État achète-t-il le silence des ministres du culte ?

La liberté d’expression de certains ministres du culte devrait-elle être restreinte en Belgique, dès lors qu’ils bénéficient d’un financement public ?

Dans le cadre d’un récent débat au sujet de l’assouplissement de la loi belge sur l’avortement, la position critique des évêques et d’autres responsables de l’Église de Belgique à ce sujet a en effet conduit certains à considérer qu’une telle prise de parole de membres du clergé était illégitime – voire délictueuse.

Etaient visés en particulier les propos du vicaire général du diocèse de Liège, Eric de Beukelaer, réagissant lui-même à une interview de la députée Sophie Rohonyi (DéFi), selon laquelle les évêques « n’ont pas à s’immiscer » dans les débats sur l’avortement, dès lors qu’il ne s’agirait plus de « débats éthiques, mais [de] questions de santé publique »[1]. E. de Beukelaer considère qu’un tel refus d’admettre la légitimité de la prise de parole des évêques peut être assimilé à une « démocrature soft, qui dénigre la parole à contre-courant pour ne pas devoir affronter le débat de fond »[2], bel et bien éthique, selon lui.

Selon Marc Uyttendaele, avocat et professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles, la prise de position d’Eric de Beukelaer et, plus largement, des évêques, constituerait un délit, au regard de l’article 268 du Code pénal.

Aux termes de cet article, « [seront] punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».

Ainsi, selon M. Uyttendaele, cette disposition « interdit à un ministre du culte d’attaquer publiquement une loi. La loi consacre le droit à l’IVG. Le clergé doit s’y soumettre. Ce n’est pas une question éthique, c’est l’État de droit »[3].

Conditions prévues par l’article 268 du Code pénal

L’article en question n’est pas pertinent en l’espèce dans la mesure où était ici visée une proposition de loi en discussion, alors que l’article 268 du Code pénal vise les attaques formulées contre une disposition effectivement adoptée par les autorités (législatives, exécutives, voire judiciaires) et ayant force normative à ce titre. Précisons d’ailleurs que, dans leur communiqué d’avril 2023, les évêques de Belgique se défendaient de vouloir remettre en cause la loi actuelle, insistant sur le fait que « le législateur s’est préoccupé jusqu’à présent de trouver un équilibre entre la protection de la vie à naître et l’autodétermination de la femme enceinte »[4].

Par ailleurs, en requérant la présence d’un « discours » prononcé « en assemblée publique », « dans l’exercice » de leur ministère, le Code pénal vise en particulier les propos publics tenus « en chaire » par le ministre du culte, et non un simple écrit[5].

Enfin, dans l’hypothèse où les conditions précédemment évoquées sont satisfaites, il reste à démontrer l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction, consistant en la volonté d’« attaquer directement » les autorités publiques ou l’une de leurs décisions. Dans l’interprétation de cette dernière condition, une attention est portée aux effets d’une telle attaque sur la confiance des fidèles en l’acte ou l’autorité en question[6].

Une disposition obsolète et inconstitutionnelle ?

Plus largement, il convient d’interpréter cette disposition au regard du contexte entourant son adoption, à la fin du XIXe siècle. Celui-ci est marqué par la volonté de réduire l’influence politique – alors notable – des ministres du culte, en particulier catholique, sur l’opinion publique[7]. Dans la société largement sécularisée du XXIe siècle, tel n’est manifestement plus le cas, de telle sorte que de nombreux auteurs considèrent que cette disposition apparaît à tout le moins non pertinente, voire carrément contraire à la Constitution[8].

Conçue initialement comme une dérogation à l’article 19 de la Constitution belge consacrant à la liberté de culte et d’opinion, la restriction de ces libertés fondamentales prévue à l’article 268 du Code pénal semble en effet difficilement justifiable aujourd’hui, tant du point de vue de la Constitution belge que de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’invocation de l’article 268 du Code pénal par M. Uyttendaele rappelle une intervention similaire en février 2006, par Michel Magits (alors président de l’Unie Vrijzinnige Verenigingen, pendant néerlandophone du Centre d’action laïque), considérant que l’homélie de Noël 2005 tenue par le Cardinal Danneels tombait sous le coup de cette disposition pénale, en ce que ce dernier alertait sur les dangers d’une extension de la loi sur l’euthanasie aux personnes atteintes de démence.[9]

Financement public et liberté d’expression des ministres du culte

Au-delà de la (non-)application de cette disposition pénale au cas d’espèce, la restriction de la liberté d’expression des ministres du culte serait justifiée, selon d’aucuns, par le financement public dont ceux-ci bénéficieraient (dans le cas où ils sont membres d’un culte reconnu).

À l’occasion d’une après-midi d’étude tenue à l’Académie royale de Belgique au sujet des droits fondamentaux, M. Uyttendaele précise en effet sa pensée en indiquant qu’on « ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre », autrement dit, qu’on « ne peut pas à la fois bénéficier d’un système de financement des cultes et en même temps critiquer l’état des droits » : selon lui, il serait « malvenu que des ministres du culte, payés avec l’argent de tous, prennent part à un débat qui fragilise » l’avortement, qu’il considère « dans [sa] subjectivité », comme l’une « des libertés les plus fondamentales des femmes »[10].

Il convient ici de rappeler que la neutralité, en tant que modèle de relation Églises-État ayant court en Belgique, n’implique pas une séparation étanche des sphères religieuse et étatique (au demeurant impossible), mais plutôt une « indépendance réciproque »[11] entre l’État et les tendances et communautés convictionnelles. L’idée de pluralisme joue à cet égard un rôle central.[12] À travers cette notion, est visé le fait que le régime belge inclut certaines formes de reconnaissance et de dialogue avec les courants religieux et philosophiques présents sur le territoire, sur la base d’une conception relativement positive de l’apport de ces courants à la société.[13] La neutralité implique de ce fait certaines formes de dialogue entre les pouvoirs publics et les représentants des religions et philosophies.

Le financement public dont bénéficient certains cultes, de même que l’implication (et le subventionnement) de nombreuses organisations « pilarisées » dans les missions de service public et d’intérêt général, loin de remettre en cause le respect du principe de neutralité, s’inscrivent précisément dans cette conception pluraliste (et plurielle) de la neutralité, y compris sur le plan institutionnel.

Si, en droit, il ne peut être question d’une restriction de la liberté d’expression des ministres du culte et représentants des courants convictionnels comme contrepartie à leur financement, d’aucuns, à l’instar du Nonce apostolique auprès de la Belgique, s’interrogent malgré tout sur l’impact pratique d’un tel financement sur la liberté de parole de l’Église de Belgique, indiquant qu’il n’est « pas certain que cela la rende très libre »[14].

Quelle représentativité pour les représentants des courants convictionnels ?

Au-delà de la légitimité incontestable, sur le plan juridique, d’une prise de parole des représentants religieux dans le débat public, se pose la question de leur représentativité, dans un contexte d’individualisation et de subjectivisation des croyances et convictionnelles personnelles.

En témoigne par exemple l’épisode relatif à la contestation des mesures de restriction de la liberté de culte durant la récente période de confinement : en dépit du fait que les évêques de Belgique, en tant que représentants du culte catholique, n’avaient pas jugé pertinent de remettre en cause la légitimité de ces mesures, un groupe de catholiques a néanmoins choisi de déposer un recours en annulation en la matière.  L’arrêt d’annulation de certaines de ces mesures par le Conseil d’État[15] – rendu à l’occasion d’un recours introduit ultérieurement par des requérants juifs – prévoit alors une obligation de « concertation » entre les autorités et les représentants des cultes et des communautés convictionnelles …en ce compris les évêques catholiques qui s’étaient abstenus de contester ces mesures.

Du point de vue de l’État, par ailleurs, la nécessaire prise en compte du phénomène d’individualisation-subjectivisation des croyances et convictions se heurte de plus en plus à la volonté conjointe des autorités de pouvoir « compter » sur des organes représentatifs suffisamment institutionnalisés. Comme en témoignent les récents développements autour de la désignation de l’organe représentatif officiel pour le culte musulman en Belgique, la difficulté pour l’État consiste à s’assurer du caractère suffisamment représentatif de ces organes de dialogue, sans pour autant s’immiscer dans le choix formulé par les personnes et communautés concernées – et ainsi remettre en cause le droit à l’autonomie des cultes et courants convictionnels.

Dr Léopold VANBELLINGEN
Chercheur post-doctoral
Chaire Droit & Religion
UCLouvain


[1] « Le CD&V a une attitude de marchand de tapis sur l’avortement qui est totalement indigne », La Libre Belgique, 29 avril 2023.

[2] E. de Beukelaer, « Avortement – la tentation de la démocrature soft », Blog de l’Abbé Eric de Beukelaer, 29 avril 2023.

[3] « Pour Marc Uyttendaele (ULB), les propos d’Eric de Beukelaer sur l’avortement relèvent… du Code pénal », La Libre Belgique, 2 mai 2023.

[4] « Extension considérable de l’accès à l’avortement », Déclaration des Evêques de Belgique, 25 avril 2023.

[5] F. Van Volsem, « Commentaar bij artikel 268 Sw. », in M. De Busscher et al. (éds.), Duiding Strafrecht, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 328.

[6] Ibid.

[7] C.-E. Clesse et P. De Pooter, « Des délits commis par les ministres du culte dans l’exercice de leur ministère », in H.-D. Bosly et C. De Valkeneer (éds.), Les infractions -Volume 5 – Les infractions contre l’ordre public, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 420.

[8] M. Rigaux et P.-E. Trousse, Les crimes et les délits du Code pénal, Bruxelles, Bruylant, 1968 IV, 400 ; J. Velaers, De beperkingen van de vrijheid van meningsuiting, Anvers, MAKLU, 1991 II, p. 445, n° 464 ; C.-E. Clesse et P. De Pooter, « Des délits commis par les ministres du culte dans l’exercice de leur ministère », op. cit., p. 422 ; F. Van Volsem, « Commentaar bij artikel 268 Sw. », op. cit.

[9] M. Magits, « Een straf voor de kardinaal? », De Standaard, 14 février 2006. Voy. les réponses de K. Buckinx (« Een spreekverbod voor de kardinaal ? », De Standaard, 15 février 2006) et de H. de Dijn (« Een dreigement voor de kardinaal? », De Standaard, 17 février 2006).

[10] M. Uyttendaele, Intervention lors de la table ronde « Justice en vérités (II) : La vision transatlantique des droits humains », CollègeBelgique, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 10 mai 2023, disponible sur www.youtube.com/watch?v=qrOE9_id6v8&t=4330s

[11] C. Sägesser, « The Challenge of a Highly Secularized Yet Multiconfessional Society », in Religion and Secularism in the European Union. State of Affairs and Current Debates, Bruxelles, Peter Lang, 2017, p. 22 ; H. Hasquin, Inscrire la laïcité dans la Constitution belge ?, Collection L’Académie en poche, Bruxelles, Académie Royale des Sciences, 2016, p. 25.

[12] H. Dumont, « A quoi sert un préambule constitutionnel ? Réflexions de théorie du droit en marge du débat sur l’inscription d’un principe de laïcité dans un préambule ajouté à la Constitution belge », in Y. Cartuyvels (éd.), Le droit malgré tout. Hommage à François Ost, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles, 2018, pp. 824‑825.

[13] S. van Drooghenbroeck, « La neutralité des services publics : outil d’égalité ou loi à part entière ? Réflexions inabouties en marge d’une récente proposition de loi », in Le service public (vol. 2), Bruges, La Charte, 2009, p. 245.

[14] Entretien avec Monseigneur Franco CoppolaLa Libre Belgique, 16 juin 2022.

[15] C.E., 8 décembre 2020, n° n° 249.177.



La Cour constitutionnelle et les « influences étrangères » sur les cultes

islam

La Cour constitutionnelle condamne le caractère vague des limitations mises par la Flandre aux influences étrangères sur les communautés religieuses reconnues (ou à reconnaître)  (C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023).

La contribution ci-dessous ne concerne qu’une facette de l’arrêt 2023/113 de la Cour constitutionnelle concernant la législation sur les cultes de la Région flamande. Il ne s’agit donc que d’une modeste tentative de mettre en lumière l’importance de cet arrêt. 

-1- L’influence étrangère sur la pratique religieuse figure en bonne place dans la liste des préoccupations des gouvernements, surtout lorsqu’il s’agit de communautés religieuses résultant de l’immigration. Ce type d’inquiétude a d’ailleurs des racines plus anciennes. Il suffit de penser à l’appréhension du 19e siècle concernant le « pouvoir de Rome », une question qui a occupé l’agenda politique belge pendant des décennies. Elle a même conduit à l’annulation temporaire des relations diplomatiques avec le Saint-Siège entre 1880 et 1884.[i] Aujourd’hui, c’est surtout (mais pas seulement[ii]) l’islam, religion de l’immigration, qui suscite l’inquiétude. Sa présence sur le territoire belge conduit à un gouvernement plus activiste, un gouvernement qui veut promouvoir sa préférence pour un islam belge « bien de chez nous », également par le biais de mesures gouvernementales. Il s’agit d’une tendance également observée ailleurs, par exemple en Autriche et aux Pays-Bas. L’Autriche a promulgué en 2015 une loi sur l’islam qui comprend des restrictions sur le soutien financier étranger ou la présence de ministres du culte rémunérés à l’étranger.[iii] Le parlement néerlandais a mis en place une commission d’enquête parlementaire en 2019 pour identifier la question de l’influence étrangère problématique.[iv]

-2- Au niveau fédéral belge, on tente depuis longtemps de contrer cette influence étrangère en s’immisçant activement dans la création d’organes représentatifs[v], mais aussi en menant une politique restrictive en matière de visas pour les ministres du culte.[vi] Au niveau régional, c’est la législation sur la reconnaissance des communautés religieuses locales qui est utilisée à cette fin. Depuis 2002, les régions sont devenues compétentes en matière du temporel du culte (fabriques d’église). La Région flamande l’a fait dans le Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales du 22 octobre 2021[vii], décret qui devait compléter le Décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus.[viii] Cette opération législative a été inspirée par une étude de la KULeuven dans laquelle un ensemble cohérent de conditions concevables avait été élaboré sur la base duquel les communautés religieuses locales pouvaient être reconnues et ainsi avoir accès au régime régional pour les communautés religieuses reconnues.[ix]

-3- Deux éléments de la nouvelle politique flamande en matière de cultes intéressent la présente contribution, à savoir (et je cite l’exposé des motifs du projet de décret) l’introduction (1) d’une « interdiction qualifiée de financement et de soutien étrangers si ce financement ou ce soutien porte atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale » ; et (2) d’une « interdiction de rémunération directe ou indirecte par un gouvernement étranger des ministres du culte et de leurs remplaçants ».[x]

Le premier élément reprend presque mot pour mot (mais avec une modification cruciale) le rapport de la KUL, bien que celui-ci (voir ci-dessous, n° 9) ait explicitement souligné les implications possibles pour la liberté religieuse.

Le second élément est nouveau et ne figure ni dans l’accord de coalition flamand, pourtant détaillé, ni dans la note de politique générale 2019-2024 du ministre de l’intérieur.

L’exposé des motifs du décret indique que l’interdiction de rémunération « s’inscrit dans le cadre du principe fondamental de la séparation de l’Église et de l’État, qui comprend bien sûr aussi la séparation de l’Église et d’un État étranger ».[xi]L’interdiction de rémunération est donc une interdiction qui doit garantir l’intégration : « Il doit être clair que les communautés religieuses locales doivent avoir les deux pieds dans l’argile flamande et qu’elles doivent être véritablement intégrées dans notre société. Cela n’est possible que si elles peuvent fonctionner de manière autonome, tant sur le plan spirituel que financier. »[xii]

-4- Cette nouvelle approche concerne en premier lieu un certain nombre de communautés de mosquées turques reconnues en Région flamande, car ce sont précisément elles qui font généralement appel à des imams envoyés et rémunérés par la Diyanet (la direction des affaires religieuses du gouvernement turc).[xiii] Il s’agit en soi d’une tradition ancienne, mais qui évolue et qui a été récemment décrite par les chercheurs Öztürk et Base comme “from helping to controlling” (« de l’aide au contrôle »).[xiv] Pour une mosquée turque reconnue par la Région flamande, cette construction peut signifier qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à un imam financé par le gouvernement fédéral belge. Cette communauté reconnue ne sera alors financée que pour les aspects temporels du culte (notamment la couverture du déficit[xv]) par une province flamande. Le ministre du culte est alors fourni par Ankara à son tour. Ce modèle dual, où le soutien (et le contrôle) des gouvernements provient de deux Etats, a pris fin avec l’adoption du décret de reconnaissance. Le fait qu’au moins la branche belge de l’organisation Diyanet ait soumis le décret à la Cour constitutionnelle n’est donc pas surprenant ; le décret a remis en question l’ensemble du modèle organisationnel de Diyanet. L’une de ses mosquées a déjà perdu sa reconnaissance en 2017[xvi], un incident qui a contribué à déclencher la création de l’arrêté en 2021. Le décret touchait manifestement à la liberté d’organisation. C’est la Cour Constitutionnelle qui décidera si cette liberté a été violée ou non.

-5- En mai-juin 2022, il est apparu qu’un certain nombre d’organisations musulmanes, dont Diyanet[xvii], ont contesté le décret devant la Cour constitutionnelle. Sur la question du travail selon le modèle Diyanet, le ministre Somers, à qui l’on avait demandé d’expliquer cette évolution, a réagi dans le parlement comme suit : « Ceux qui sont sous l’influence de pays étrangers et qui travaillent avec des fonctionnaires payés par des pays étrangers et qui dépendent de pays étrangers (…) nous ne les reconnaîtrons pas ». A la mi-2022, les positions étaient donc très claires : elles étaient diamétralement opposées.[xviii]

6- Le décret-loi n’est pas resté lettre morte : des enquêtes ont été lancées à l’encontre de 12 communautés religieuses turques reconnues (appartenant à Diyanet), conduisant à neuf avertissements et trois procédures de suspension de la reconnaissance.[xix] Les liens avec Ankara étaient au cœur du problème : « Les lacunes identifiées concernent la subordination à Diyanet Belgium, la structure de propriété du bâtiment de culte et la rémunération provenant de l’étranger des ministres du culte ».[xx] Un élément de dépendance jusqu’alors peu mis en avant remonte ici à la surface : les bâtiments de culte. Dans le cas des mosquées Diyanet, la propriété des bâtiments de la mosquée n’appartient pas aux communautés locales mais à un niveau supérieur dans la « hiérarchie religieuse », à savoir l’AISBL « Association Internationale Diyanet de Belgique ».

-7- La Région flamande doit maintenant faire face au verdict rendu par la Cour constitutionnelle le 20 juillet. Empêcher l’influence étrangère est plus difficile que ne le pensait le gouvernement flamand. En effet, la Cour a annulé les quatre dispositions[xxi] du décret relatives à la limitation du soutien financier étranger, au motif qu’elles portaient atteinte à la liberté de religion, protégée par les articles 19 et 21 de la Constitution, lus conjointement avec l’article 9 de la CEDH et l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.[xxii] Selon la Cour constitutionnelle, les mesures ne se heurtent pas à l’objection selon laquelle il n’existe pas de but légitime pour restreindre la liberté religieuse (en l’occurrence, la liberté d’organisation), mais plutôt au caractère disproportionné des conditions énoncées dans le décret, qui visent à prévenir l’influence étrangère :

“Il n’est nullement démontré que la limitation du financement ou soutien étranger des communautés religieuses, en ce compris l’exigence que ses ministres du culte et leurs suppléants ne soient pas rémunérés, directement ou indirectement, par une autorité étrangère, est raisonnablement proportionnée à la préservation de l’État de droit démocratique. Ce modèle sociétal se caractérise par un ensemble de règles juridiques – civiles et pénales -, auxquelles les communautés religieuses et leurs membres sont aussi soumis et dont l’application peut être exigée devant les juridictions en cas de non-respect. La condition supplémentaire selon laquelle le financement ou soutien étranger ne peut pas affecter l’indépendance de la communauté religieuse locale est une ingérence disproportionnée dans la liberté de culte.”[xxiii]

-8- L’interdiction du financement étranger dans le décret, rappelons-le, a été en partie inspirée par les recommandations du rapport de recherche de la KUL. Ce rapport de recherche appelait toutefois à la prudence si le gouvernement flamand adoptait ces conseils. Selon les chercheurs, « une interdiction de financement doit tenir suffisamment compte de la liberté de religion. Ainsi, l’interdiction aveugle de tout financement étranger n’est pas acceptable car elle est disproportionnée par rapport à l’objectif visé par cette mesure. Après tout, même des sources de financement acceptables seraient affectées par une telle interdiction générale. Une interdiction du financement étranger ne devrait donc pas être une interdiction générale de toute forme de financement étranger, mais devra être suffisamment qualifiée et précise. »[xxiv] Des suggestions ont également été faites à cette fin : « Pour clarifier davantage cette interdiction, le gouvernement flamand pourrait, s’il le souhaite, spécifier le pourcentage maximum de ses propres revenus qui peuvent provenir de l’étranger pour parler d’un manque d’indépendance. Le montant exact du rapport entre les sources de financement nationales et étrangères pourrait faire l’objet de recherches ultérieures. »[xxv]

Le décret a finalement choisi une règle d’interdiction différente, moins précise, que celle proposée par les chercheurs de la KUL. La différence apparaît clairement dans le diagramme ci-dessous

condition telle que formuléedans les recommandations de l’étude de la KUL : conditions énumérées dans le décret :
« interdire aux communautés de foi qui souhaitent être (et rester) reconnues de recevoir un financement direct ou indirect qui porte atteinte à leur indépendance et qui est lié au terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine”[i] La communauté religieuse locale ou l’ administration du culte : 

« (…) ne reçoit, directement ou indirectement, aucun financement ou soutien étranger si ce financement ou ce soutien affecte son indépendance.”

 

« (…) ne reçoit aucun financement ou soutien lié directement ou indirectement au terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine”[ii]


[i] Ibid., p. 9 et 32.

[ii] Art. 7, 3° (critère de reconnaissance); art. 17, §1 (obligations des administrations du culte) Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.

 

Il est important de noter que le législateur, par le biais d’une légère reformulation, fixe une exigence différente et nettement plus vague que celle proposée par les chercheurs de la KUL. Alors que les chercheurs (et même, dans une certaine mesure, l’Accord de coalition flamand 2019-2024[xxviii]) formulent une exigence plus précise en liant explicitement l’interdiction du soutien (financier) étranger – voir la conjonction « et » – au « terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine », le décret divise cette recommandation en deux exigences, en supprimant le lien. Le gouvernement flamand dispose ainsi d’une plus grande marge de manœuvre.

-9- Les premiers observations (académique, rapport KUL) de 2019 a été en soi une incitation à être très précis dans la définition du régime d’interdiction. Une deuxième mise en cause – dans l’avis du Conseil d’Etat sur l’avant-projet[xxix] - a fourni une nouvelle occasion de réflexion. Le Conseil s’est longuement penché sur l’interdiction de financement formulée, qu’il considère comme une ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 19 et 21 Gw et l’article 9 CEDH qui nécessite une justification. La justification ne satisfait pas, selon le Conseil d’Etat, qui conclut que « ni le texte de l’avant-projet, ni l’exposé des motifs ne précisent dans quels cas un financement ou un soutien étranger porte atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale ou d’un conseil de culte. » (…) « Par conséquent, l’avant-projet devra préciser ce que l’on entend par financement ou soutien étranger portant atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale ou d’une administration du culte ».[xxx]

-10- La Cour constitutionnelle impose une réorientation à la Région flamande. Cet arrêt a également des conséquences immédiates pour les dossiers des mosquées turques qui, de l’avis du gouvernement flamand, présentent des lacunes par rapport aux dispositions du décret de reconnaissance qui ont été annulées.

Les procédures de sanction visant à suspendre la reconnaissance de trois mosquées turques[xxxi] peuvent être arrêtées dans la mesure où elles sont fondées sur ces dispositions du décret.

Les neuf mosquées mises en garde devaient remédier aux lacunes identifiées avant le 15 novembre.[xxxii] On peut supposer que les conseils d’administration des mosquées concernées aborderont désormais cette date avec confiance.

C’est maintenant aussi au gouvernement flamand d’agir pour préciser les conditions dans lesquelles une influence étrangère problématique peut être empêchée sans violer ni la constitution belge ni la convention européenne, que cette influence se déploie par le biais d’un soutien matériel (à proprement parler : le temporel au sens classique du terme) ou par la mise à disposition d’un clergé.

Adriaan OVERBEEKE

Universiteit Antwerpen
VU Amsterdam


[i] Cette rupture diplomatique (1880-1884) doit être comprise dans le contexte des conflits politiques qui ont éclaté depuis 1879: G. DENECKERE, “Nieuwe geschiedenis van België 1878-1905” in E. WITTE e.a. (réd.), Nieuwe geschiedenis van België. deel I. 1830-1905, Brussel, Lannoo 2005, 484-485.

[ii] En Région flamande, certaines communautés orthodoxes sont également sous la loupe, dans la mesure où elles appartiennent au Patriarcat orthodoxe russe : le ‘Service de collecte d’informations sur les communautés religieuses locales et de screening de celles-ci’ (ISD) a commencé une enquête sur une église orthodoxe russe à la suite d’indices sérieux de manquement aux critères décrétaux. Vr en Antw Vl. Parl. n°. 241 du 22 mars 2023 (Chris Janssens).

[iii] Concernant l’évolution en Autriche, voir : A. SKOWRON-NALBORCZYK, “A Century of the Official Legal Status of Islam in Austria: Between the Law on Islam of 1912 and the Law on Islam of 2015”, in R. Mason (ed.), Muslim Minority-State Relations, Londen, Palgrave Macmillan, 2016, p. 61-82. Sur ce sujet, voir aussi Jean-Michel BLAUDE, Réguler le financement étranger de la religion en Belgique, en Autriche et en France, quelles balises juridiques entre liberté religieuse et libre circulation des capitaux ? mémoire (master) Faculté de droit et de criminologie, Université catholique de Louvain, 2022. (https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/object/thesis:34707).

[iv] Tweede Kamer der Staten Generaal, 2019-2020, 35 228 n° 4, (On)zichtbare invloed: verslag parlementaire ondervragingscommissie naar ongewenste beïnvloeding uit onvrije landen, 25 juni 2020. Voy. A. OVERBEEKE, “ Het belemmeren van buitenlandse financiering van geloofsgemeenschappen”. Tijdschrift voor Religie, Recht en Beleid, 9(3), 2018, p. 62–79.

[v] Exemple le plus récent : AR 12 juin 2023 portant reconnaissance d’un organe représentatif provisoire du culte islamique en Belgique et abrogeant les articles 2 et 3, alinéa 2, relatifs à la continuité du service public de l’arrêté royal du 29 septembre 2022 relatif au retrait de la reconnaissance de l’Exécutif des Musulmans de Belgique et à l’abrogation de l’arrêté royal du 15 février 2016 portant reconnaissance de l’Exécutif des Musulmans de BelgiqueM.B. 15 juin 2023.

[vi] A. OVERBEEKE, Pas de visa pour les imams de mosquées non reconnues (blog), 5 avril 2017, UCL: Chaire de droit des religions, Louvain-la-Neuve.

[vii] Décret fl. du 22 octobre 2021 réglementant la reconnaissance des communautés religieuses locales, les obligations des administrations du culte et le contrôle de ces obligations, et modifiant le décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus, M.B. 16 novembre 2021.

[viii] Décret. fl. décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus, M.B. 6 septembre 2004.

[ix] R. TORFS, G. DU PLESSIS, R. VAN DEN DRIESSCHE et M. DE BAETS, Onderzoek naar de adequaatheid van de erkenningscriteria voor lokale kerk- en geloofsgemeenschappen in het Vlaams gewest én naar de handhaving van deze criteria en andere administratieve verplichtingen door de lokale kerk- en geloofsgemeenschappen, Leuven, Bijzondere Faculteit Kerkelijk Recht, 2019, 282 p.

[x] Exposé des motifs, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 8.

[xi] Exposé des motifs, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 40.

[xii] Rapport, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/9, p. 10 (rapporteur: Maaike de Vreese).

[xiii] Voir confirmation factuelle dans le Rapport, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 32.

[xiv] A.E. ÖZTÜRK et B. BASE “The transnational politics of religion: Turkey’s Diyanet, Islamic communities and beyond”, Turkish Studies 2022, 23:3, p. 701–721. Voir aussi: Z. YANAŞMAYAN, “Role of Turkish Islamic Organizations in Belgium: The Strategies of ‘Diyanet’ and ‘Milli Görüş’,” Insight Turkey, 2010, p. 139-161.

[xv] Par communauté islamique reconnue en Région flamande, l’aide annuelle des provinces (catégorie de coûts d’exploitation) s’élève en moyenne à 31.261 euros. (basé sur les chiffres des comptes annuels 2021, Agentschap Binnenlands Bestuur (ABB),via https://www.vlaanderen.be/lokaal-bestuur/erediensten-en-kerken/jaarrekeningen-besturen-van-de-eredienst).

[xvi] Arrêté du 4 juillet 2017 du ministre flamand de l’Intérieur levant la reconnaissance de la communauté religieuse islamique locale « Fatih » à Beringen, M.B. 25 juillet 2017. A. OVERBEEKE, Révoquer la reconnaissance locale d’un culte. Les nouvelles marges d’action des pouvoirs publics en matière religieuse [blog], 29 novembre 2017, UCL: Chaire de droit des religions, Louvain-la-Neuve.

[xvii] En particulier l’AISBL « Association Internationale Diyanet de Belgique », l’ASBL « L’Association musulmane culturelle albanaise de Belgique », l’ASBL « Fédération Islamique de Belgique » et l’ASBL « Rassemblement des Musulmans de Belgique ».

[xviii] Compte rendu Commissie voor Binnenlands Bestuur, Gelijke Kansen en Inburgering, 24 mai 2022.

[xix] Questions &Réponses Vl. Parl. 2022-2023, 12 mai 2023, n° 305 (Chris Janssens).

[xx] Questions &Réponses Vl. Parl. 2022-2023, 12 mai 2023, n° 305 (Chris Janssens).

[xxi] En particulier, quatre dispositions : l’article 7, 3°, première phrase, et 9°, l’article 16, 8°, et l’article 17, § 1, première phrase Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.

[xxii] C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023, B.23.

[xxiii] C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023, B.22.

[xxiv] R. TORFS, G. DU PLESSIS, R. VAN DEN DRIESSCHE et M. DE BAETS, o.c., pp. 31-32.

[xxv] Ibid., p. 32.

[xxvi] Ibid., p. 9 et 32.

[xxvii] Art. 7, 3° (critère de reconnaissance); art. 17, §1 (obligations des administrations du culte) Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.

[xxviii] L’accord établit un lien explicite avec l’extrémisme : « Il y aura donc une interdiction des financements étrangers qui nuisent directement ou indirectement à l’indépendance des communautés et qui sont liés à l’extrémisme ». Voir Déclaration du gouvernementDoc. parl. Parl. fl., 2019-2020, n°. 31, sous 20.2.5, p. 193.

[xxix] Conseil d’ État, section lég., Avis. n° 36.134/4, 17 mei 2021, Doc. parl. Parl. fl., 2020-21, n°. 854/1, pp. 302-345.

[xxx] Conseil d’ État, section lég., Avis. n° 36.134/4, 17 mei 2021, Doc. parl. Parl. fl., 2020-21, n°. 854/1, sous 8.4, p. 327.

[xxxi] Voir la prise de position du ministre Bart Somers dans : Questions et Réponses Parl. fl. 2022-2023, Question n° 352 du 9 juin 2023 (Nadia Sminate).

[xxxii] Voir la prise de position du ministre Bart Somers dans : Questions et Réponses Parl. fl. 2022-2023, Question n°.305 du 12 mai 2023 (Chris Janssens)Questions et Réponses Parl. fl. 2022-2023, Question n° 322 du 24 mai 2023 (Hilâl Yalçin).



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