Financement des cultes et liberté d’expression 21 août
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Financement des cultes et liberté d’expression :
l’État achète-t-il le silence des ministres du culte ?
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La liberté d’expression de certains ministres du culte devrait-elle être restreinte en Belgique, dès lors qu’ils bénéficient d’un financement public ?
Dans le cadre d’un récent débat au sujet de l’assouplissement de la loi belge sur l’avortement, la position critique des évêques et d’autres responsables de l’Église de Belgique à ce sujet a en effet conduit certains à considérer qu’une telle prise de parole de membres du clergé était illégitime – voire délictueuse.
Etaient visés en particulier les propos du vicaire général du diocèse de Liège, Eric de Beukelaer, réagissant lui-même à une interview de la députée Sophie Rohonyi (DéFi), selon laquelle les évêques « n’ont pas à s’immiscer » dans les débats sur l’avortement, dès lors qu’il ne s’agirait plus de « débats éthiques, mais [de] questions de santé publique »[1]. E. de Beukelaer considère qu’un tel refus d’admettre la légitimité de la prise de parole des évêques peut être assimilé à une « démocrature soft, qui dénigre la parole à contre-courant pour ne pas devoir affronter le débat de fond »[2], bel et bien éthique, selon lui.
Selon Marc Uyttendaele, avocat et professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles, la prise de position d’Eric de Beukelaer et, plus largement, des évêques, constituerait un délit, au regard de l’article 268 du Code pénal.
Aux termes de cet article, « [seront] punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».
Ainsi, selon M. Uyttendaele, cette disposition « interdit à un ministre du culte d’attaquer publiquement une loi. La loi consacre le droit à l’IVG. Le clergé doit s’y soumettre. Ce n’est pas une question éthique, c’est l’État de droit »[3].
Conditions prévues par l’article 268 du Code pénal
L’article en question n’est pas pertinent en l’espèce dans la mesure où était ici visée une proposition de loi en discussion, alors que l’article 268 du Code pénal vise les attaques formulées contre une disposition effectivement adoptée par les autorités (législatives, exécutives, voire judiciaires) et ayant force normative à ce titre. Précisons d’ailleurs que, dans leur communiqué d’avril 2023, les évêques de Belgique se défendaient de vouloir remettre en cause la loi actuelle, insistant sur le fait que « le législateur s’est préoccupé jusqu’à présent de trouver un équilibre entre la protection de la vie à naître et l’autodétermination de la femme enceinte »[4].
Par ailleurs, en requérant la présence d’un « discours » prononcé « en assemblée publique », « dans l’exercice » de leur ministère, le Code pénal vise en particulier les propos publics tenus « en chaire » par le ministre du culte, et non un simple écrit[5].
Enfin, dans l’hypothèse où les conditions précédemment évoquées sont satisfaites, il reste à démontrer l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction, consistant en la volonté d’« attaquer directement » les autorités publiques ou l’une de leurs décisions. Dans l’interprétation de cette dernière condition, une attention est portée aux effets d’une telle attaque sur la confiance des fidèles en l’acte ou l’autorité en question[6].
Une disposition obsolète et inconstitutionnelle ?
Plus largement, il convient d’interpréter cette disposition au regard du contexte entourant son adoption, à la fin du XIXe siècle. Celui-ci est marqué par la volonté de réduire l’influence politique – alors notable – des ministres du culte, en particulier catholique, sur l’opinion publique[7]. Dans la société largement sécularisée du XXIe siècle, tel n’est manifestement plus le cas, de telle sorte que de nombreux auteurs considèrent que cette disposition apparaît à tout le moins non pertinente, voire carrément contraire à la Constitution[8].
Conçue initialement comme une dérogation à l’article 19 de la Constitution belge consacrant à la liberté de culte et d’opinion, la restriction de ces libertés fondamentales prévue à l’article 268 du Code pénal semble en effet difficilement justifiable aujourd’hui, tant du point de vue de la Constitution belge que de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’invocation de l’article 268 du Code pénal par M. Uyttendaele rappelle une intervention similaire en février 2006, par Michel Magits (alors président de l’Unie Vrijzinnige Verenigingen, pendant néerlandophone du Centre d’action laïque), considérant que l’homélie de Noël 2005 tenue par le Cardinal Danneels tombait sous le coup de cette disposition pénale, en ce que ce dernier alertait sur les dangers d’une extension de la loi sur l’euthanasie aux personnes atteintes de démence.[9]
Financement public et liberté d’expression des ministres du culte
Au-delà de la (non-)application de cette disposition pénale au cas d’espèce, la restriction de la liberté d’expression des ministres du culte serait justifiée, selon d’aucuns, par le financement public dont ceux-ci bénéficieraient (dans le cas où ils sont membres d’un culte reconnu).
À l’occasion d’une après-midi d’étude tenue à l’Académie royale de Belgique au sujet des droits fondamentaux, M. Uyttendaele précise en effet sa pensée en indiquant qu’on « ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre », autrement dit, qu’on « ne peut pas à la fois bénéficier d’un système de financement des cultes et en même temps critiquer l’état des droits » : selon lui, il serait « malvenu que des ministres du culte, payés avec l’argent de tous, prennent part à un débat qui fragilise » l’avortement, qu’il considère « dans [sa] subjectivité », comme l’une « des libertés les plus fondamentales des femmes »[10].
Il convient ici de rappeler que la neutralité, en tant que modèle de relation Églises-État ayant court en Belgique, n’implique pas une séparation étanche des sphères religieuse et étatique (au demeurant impossible), mais plutôt une « indépendance réciproque »[11] entre l’État et les tendances et communautés convictionnelles. L’idée de pluralisme joue à cet égard un rôle central.[12] À travers cette notion, est visé le fait que le régime belge inclut certaines formes de reconnaissance et de dialogue avec les courants religieux et philosophiques présents sur le territoire, sur la base d’une conception relativement positive de l’apport de ces courants à la société.[13] La neutralité implique de ce fait certaines formes de dialogue entre les pouvoirs publics et les représentants des religions et philosophies.
Le financement public dont bénéficient certains cultes, de même que l’implication (et le subventionnement) de nombreuses organisations « pilarisées » dans les missions de service public et d’intérêt général, loin de remettre en cause le respect du principe de neutralité, s’inscrivent précisément dans cette conception pluraliste (et plurielle) de la neutralité, y compris sur le plan institutionnel.
Si, en droit, il ne peut être question d’une restriction de la liberté d’expression des ministres du culte et représentants des courants convictionnels comme contrepartie à leur financement, d’aucuns, à l’instar du Nonce apostolique auprès de la Belgique, s’interrogent malgré tout sur l’impact pratique d’un tel financement sur la liberté de parole de l’Église de Belgique, indiquant qu’il n’est « pas certain que cela la rende très libre »[14].
Quelle représentativité pour les représentants des courants convictionnels ?
Au-delà de la légitimité incontestable, sur le plan juridique, d’une prise de parole des représentants religieux dans le débat public, se pose la question de leur représentativité, dans un contexte d’individualisation et de subjectivisation des croyances et convictionnelles personnelles.
En témoigne par exemple l’épisode relatif à la contestation des mesures de restriction de la liberté de culte durant la récente période de confinement : en dépit du fait que les évêques de Belgique, en tant que représentants du culte catholique, n’avaient pas jugé pertinent de remettre en cause la légitimité de ces mesures, un groupe de catholiques a néanmoins choisi de déposer un recours en annulation en la matière. L’arrêt d’annulation de certaines de ces mesures par le Conseil d’État[15] – rendu à l’occasion d’un recours introduit ultérieurement par des requérants juifs – prévoit alors une obligation de « concertation » entre les autorités et les représentants des cultes et des communautés convictionnelles …en ce compris les évêques catholiques qui s’étaient abstenus de contester ces mesures.
Du point de vue de l’État, par ailleurs, la nécessaire prise en compte du phénomène d’individualisation-subjectivisation des croyances et convictions se heurte de plus en plus à la volonté conjointe des autorités de pouvoir « compter » sur des organes représentatifs suffisamment institutionnalisés. Comme en témoignent les récents développements autour de la désignation de l’organe représentatif officiel pour le culte musulman en Belgique, la difficulté pour l’État consiste à s’assurer du caractère suffisamment représentatif de ces organes de dialogue, sans pour autant s’immiscer dans le choix formulé par les personnes et communautés concernées – et ainsi remettre en cause le droit à l’autonomie des cultes et courants convictionnels.
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Dr Léopold VANBELLINGEN
Chercheur post-doctoral
Chaire Droit & Religion
UCLouvain
[1] « Le CD&V a une attitude de marchand de tapis sur l’avortement qui est totalement indigne », La Libre Belgique, 29 avril 2023.
[2] E. de Beukelaer, « Avortement – la tentation de la démocrature soft », Blog de l’Abbé Eric de Beukelaer, 29 avril 2023.
[3] « Pour Marc Uyttendaele (ULB), les propos d’Eric de Beukelaer sur l’avortement relèvent… du Code pénal », La Libre Belgique, 2 mai 2023.
[4] « Extension considérable de l’accès à l’avortement », Déclaration des Evêques de Belgique, 25 avril 2023.
[5] F. Van Volsem, « Commentaar bij artikel 268 Sw. », in M. De Busscher et al. (éds.), Duiding Strafrecht, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 328.
[6] Ibid.
[7] C.-E. Clesse et P. De Pooter, « Des délits commis par les ministres du culte dans l’exercice de leur ministère », in H.-D. Bosly et C. De Valkeneer (éds.), Les infractions -Volume 5 – Les infractions contre l’ordre public, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 420.
[8] M. Rigaux et P.-E. Trousse, Les crimes et les délits du Code pénal, Bruxelles, Bruylant, 1968 IV, 400 ; J. Velaers, De beperkingen van de vrijheid van meningsuiting, Anvers, MAKLU, 1991 II, p. 445, n° 464 ; C.-E. Clesse et P. De Pooter, « Des délits commis par les ministres du culte dans l’exercice de leur ministère », op. cit., p. 422 ; F. Van Volsem, « Commentaar bij artikel 268 Sw. », op. cit.
[9] M. Magits, « Een straf voor de kardinaal? », De Standaard, 14 février 2006. Voy. les réponses de K. Buckinx (« Een spreekverbod voor de kardinaal ? », De Standaard, 15 février 2006) et de H. de Dijn (« Een dreigement voor de kardinaal? », De Standaard, 17 février 2006).
[10] M. Uyttendaele, Intervention lors de la table ronde « Justice en vérités (II) : La vision transatlantique des droits humains », CollègeBelgique, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 10 mai 2023, disponible sur www.youtube.com/watch?v=qrOE9_id6v8&t=4330s
[11] C. Sägesser, « The Challenge of a Highly Secularized Yet Multiconfessional Society », in Religion and Secularism in the European Union. State of Affairs and Current Debates, Bruxelles, Peter Lang, 2017, p. 22 ; H. Hasquin, Inscrire la laïcité dans la Constitution belge ?, Collection L’Académie en poche, Bruxelles, Académie Royale des Sciences, 2016, p. 25.
[12] H. Dumont, « A quoi sert un préambule constitutionnel ? Réflexions de théorie du droit en marge du débat sur l’inscription d’un principe de laïcité dans un préambule ajouté à la Constitution belge », in Y. Cartuyvels (éd.), Le droit malgré tout. Hommage à François Ost, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles, 2018, pp. 824‑825.
[13] S. van Drooghenbroeck, « La neutralité des services publics : outil d’égalité ou loi à part entière ? Réflexions inabouties en marge d’une récente proposition de loi », in Le service public (vol. 2), Bruges, La Charte, 2009, p. 245.
[14] Entretien avec Monseigneur Franco Coppola, La Libre Belgique, 16 juin 2022.
[15] C.E., 8 décembre 2020, n° n° 249.177.