Resto sans alcool : marketing ou religion

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Des restaurants ou des commerces sans alcool :  discrimination religieuse entre produits ? capture par une clientèle religieuse ? ou marketing adapté ? voire encore lutte contre l’alcoolisme ?

Récemment pointée du doigt par le Ministre-Président de la Région Bruxelloise, l’ « auto-prohibition » de l’alcool opérée par certains commerçants bruxellois pose la question des contours de la discrimination en matière de services.

Une simple phrase prononcée par Rudi Vervoort lors de ses vœux à la presse ce 12 janvier dernier aura suffi à déclencher une mini-polémique. S’indignant du « recul de l’Etat » observé ces dernières années à Bruxelles face à l’« intoxication » croissante d’un islam rigoriste, le Ministre-Président de la Région illustrait ainsi son propos : « […] aujourd’hui, on voit une régression dans nos quartiers. Allez trouver un restaurant où on sert encore de l’alcool chaussée de Haecht, à Schaerbeek… »(1) .

Au-delà de la question de la réalité d’un tel constat (2) , cet exemple soulève une problématique non sans intérêt quant au lien pouvant être établi entre liberté d’entreprise et bonne gestion commerciale d’une part, et discrimination en matière de services d’autre part. Autrement dit, en l’espèce, dans quelle mesure le choix autonome d’un ou plusieurs commerçants de ne pas – ou plus – proposer de boissons alcoolisées au sein de leur établissement peut-il aboutir au constat d’une discrimination sur base religieuse envers des clients – potentiels ou réels – dont les convictions ne leur interdisent pas d’en consommer (mais ne les obligent pas non plus) ?

Cette affaire bruxelloise n’est d’ailleurs pas sans rappeler une autre polémique apparue à l’automne 2002 en France, dans la commune d’Evry, où Manuel Valls, alors maire de la ville, avait eu à cœur de dénoncer le retrait des produits alcoolisés et à base de porc des rayons d’un supermarché par ses nouveaux repreneurs. Fustigeant « l’approche communautariste » (3) des commerçants, le maire leur intima par lettre officielle de « rétablir le fonctionnement normal de ce magasin » franchisé des enseignes Franprix, connues notamment pour la disponibilité d’alcool dans leurs rayons. Face au refus des commerçants, M. Valls fit fermer le supermarché, officiellement pour conditions d’hygiène non conformes, décision finalement cassée par la justice (4).

Dans la même perspective, l’on se souviendra également de l’affaire relative à la décision de plusieurs restaurants Quick de France, en particulier celui de Roubaix, de proposer un menu entièrement halal (5). Le maire de Roubaix avait vivement protesté face à l’exclusion de tout produit non-halal dans le Quick de sa ville, décidant de porter plainte et de saisir la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, remplacée depuis par le Défenseur des Droits) pour discrimination. Dans chacune de ces trois affaires, c’est précisément la question de la présence d’une discrimination envers certains consommateurs qui est avancée, face à la liberté d’entreprendre des commerçants concernés. A priori, rien dans leurs décisions commerciales respectives n’entre en contravention avec la loi, ni en France ni en Belgique. Ne pourrait-on néanmoins pas y déceler l’existence d’une forme de discrimination indirecte sur base religieuse en matière de services (6)? En effet, si la décision de ces commerçants est motivée non pas par leurs convictions religieuses propres mais bien par la durabilité du modèle économique de leur entreprise, d’aucuns rétorquent que c’est précisément du fait de leur différence ou absence de convictions religieuses que certains clients se voient désormais dans l’impossibilité d’obtenir certaines gammes de produits ou services.

Ainsi, dans l’affaire du Quick de Roubaix, la plainte du maire était fondée sur le refus de fourniture de biens ou de services qu’il jugeait constitutif d’une discrimination, dès le moment où l’offre du restaurant était exclusivement halal. En l’espèce, le Procureur de la République avait finalement classé l’affaire sans suite, jugeant que les choix commerciaux de la chaîne de restauration ne pouvaient être assimilés à un délit de discrimination, dans la mesure où le refus d’accès à un bien ou un service doit être caractérisé à l’égard d’une clientèle déterminée ou être subordonné à une condition, ce qui n’est pas le cas en proposant un produit halal.

L’appréhension juridique spécifique des enjeux de non-discrimination liés à la communautarisation d’une offre de produits, appelée aussi marketing ethnique ou religieux, reste donc relativement inexistante. L’impasse qui apparaît ici correspond en fait probablement à la difficulté de définir précisément le groupe-cible victime de discrimination : l’impossibilité, pour un individu, de se voir fournir, par un commerçant, certains biens ou services autres que ceux correspondant aux prescriptions de la conviction religieuse ou philosophique mise en avant par le commerçant implique-t-il que ce client soit victime de discrimination ? Autrement dit, dans le cas qui nous occupe, cet individu est-il victime de discrimination par les gérants du fast-food qui ne lui offrent pas d’autre possibilité que de manger halal, alors que sa conviction ne l’oblige ni ne l’interdit de manger halal ? Qu’en serait-il par ailleurs dans le cas du justiciable faisant valoir une discrimination à son égard au motif que sa conviction sincère lui interdit précisément de manger de la viande produite selon le rite halal ?

Enfin, cette articulation entre discrimination en matière de services et liberté d’entreprendre soulève une autre problématique, à savoir l’exportation des traits du service public vers le secteur privé en la matière : l’effet à la fois vertical et horizontal des droits de l’homme implique-t-il que les stratégies commerciales d’entreprise soient soumises aux balises de l’ordre public et de la non-discrimination de la même manière que les autorités publiques n’y sont contraintes ? On pense ainsi notamment aux offres alimentaires des cantines scolaires et de prison, pour lesquelles la question de la prise en compte des régimes alimentaires religieux ou philosophiques (végétariens, végétaliens, …) de leurs usagers se pose régulièrement dans le débat public et la jurisprudence (7).

A propos de l’invocation de l’ordre public comme motif de restriction de la liberté de commerce, l’on notera, à titre d’anecdote, que M. Valls fit cette fois lui-même interdire, six ans après l’affaire du Franprix, le commerce d’alcool la nuit à Evry (8).

Léopold Vanbellingen Chercheur en droit à l’Institut RSCS-Religions, Spiritualités, Cultures, Sociétés

Notes

(1) F. BRABANT, « Islam intolérant : Vervoort regrette « un recul de l’Etat » à Bruxelles », La Libre Belgique, 13 janvier 2016.

(2) L. VANDERKELEN, « De l’alcool à la chaussée de Haecht à Schaerbeek? « La Libre » a vérifié », La Libre Belgique, 14 janvier 2016.

(3) J. COIGNARD, « À Evry, le maire contre le Franprix halal », Libération, 9 décembre 2002.

(4) Conseil d’Etat de France, arrêt du 14 mars 2003, Legifrance.

(5) S. SEELOW, « Les hamburgers halal de Quick passent mal », Le Monde, 18 février 2010.

(6) L.-L. CHRISTIANS, « Les prescriptions convictionnelles en droit matériel belge (1830-2008) », in J. Vanderlinden et M.-C. Foblets (dir.), Convictions philosophiques et religieuses et droits positifs, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 303, note 71. Voy. en sociologie, Jamel Khenfer, Elyette Roux, « Ô les croyants ! Remplissez fidèlement vos engagements. » … ça dépend ! Vers une religiosité situationnelle dans la consommation des musulmans de France », Management et religions : Décryptage d’un lien indéfectible, EMS, pp. 292, 2012,

(7) Voy par ex. : Cour eur. D.H., arrêt Housein c. Grèce, 24 octobre 2013, req. n° 71825/11 ; Cour eur. D.H., arrêt Jakobski c. Pologne, 7 décembre 2010, req. n° 18429/06.

(8) X., « Evry interdit l’alcool la nuit », Le Parisien, 1er mars 2009.



Une obligation de renier la charia ?

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Une obligation imposée par l’Etat de renier une loi religieuse est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme

L’Etat peut-il obliger à renier (°) la Charia dans certaines circonstances ? Peut-il interdire tout discours religieux rappelant que la Charia est la référence de l’islam ? Le Conseil d’Etat de Belgique vient le 24 mars 2015 de répondre trois fois par la négative, en assemblée générale de la section de législation, à l’occasion de trois propositions de loi déposées par le parti flamand d’extrême droite, le Vlams Belang.

La première proposition visait à ériger le reniement de la Charia en condition pour l’octroi de la naturalisation belge. La formule du serment serait de jurer ou de déclarer sur l’honneur (°°) « “sur l’honneur que je respecterai la Constitution, les lois du peuple et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la CEDH), que je renonce de manière absolue à toute loyauté et fidélité envers tout monarque ou État étranger dont j’ai été ressortissant ou citoyen, et que je renie les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH” (article 3).

La seconde exigeait le reniement de la Charia comme condition de validité d’un mariage ou d’une cohabitation légale. La formule du serment proposée est similaire quant à la Charia : « Je jure ou déclare sur l’honneur que je respecterai la Constitution, les lois du peuple et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la CEDH), et que je renie les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH”.

La troisième, plus complexe, visait à « punir ceux qui proclament que les préceptes ou les lois d’une religion ou d’une philosophie, en particulier la charia, seront appliqués ou imposés sur la voie publique ».

La protection inconditionnelle du for interne

Deux positions communes traversent les trois avis négatifs du Conseil d’Etat (Avis 57003AG, Avis 57004AG et Avis 57005AG) : (a) l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté de religion au for interne, et invalide de ce fait toute obligation de révélation ou de déni des convictions intimes ; (b) la même Convention européenne garantit explicitement la manifestation publique des convictions, sauf restrictions légales, proportionnées et nécessaires dans une société démocratique, ce que le Conseil d’Etat estime ne manifestement pas être le cas.

L’abjuration religieuse, pas plus qu’une confession de foi, ne peut être ni exigée ni vérifiée par l’Etat. Telle est la caractéristique forte des démocraties libérales, et qui les distinguent des régimes dictatoriaux ou prémodernes.

Discrimination selon la religion

Les deux premières propositions souffraient également d’un autre problème tenant à leur champ d’application spécifique à la Charia. A défaut d’obliger quiconque, même non musulman, au reniement de la « Charia », et visiblement sans vouloir obliger au reniement systématique de « toute religion ou philosophie propre », les propositions ne visaient que les belges [de double nationalité] ou étrangers, ressortissant d’un État membre de “l’Organisation de la coopération islamique ». Ce type de catégorisation est considéré comme discriminatoire par le Conseil d’Etat.

La liberté d’expression inclut celle d’appeler au respect d’une loi religieuse mais non celle de menacer ou de harceler

L’avis négatif relatif à la troisième proposition, qui visait la pénalisation de certains discours proclamant que les préceptes de la charia « seront appliqués ou imposés sur la voie publique » s’est fondé sur une distinction dont l’absence dans la proposition rendait précisément cette dernière trop hasardeuse en droit pénal.  Invoquant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans son arrêt du 4 décembre 2003, Gunduz c. Turquie, le Conseil d’Etat rappelle qu’un discours favorable à l’imposition de la charia demeure protégé à titre de principe par la garantie de liberté d’expression. La liberté de convaincre autrui, sur la voie publique ou dans des lieux publics, de respecter les rites religieux ne peut être restreinte que dans les conditions de [l’art. 10 al. 2 CEDH). « De telles restrictions, poursuit le Conseil d’Etat, sont concevables à l’égard de manifestations qui perturbent l’ordre public (par exemple l’incitation à l’insurrection ou à la désobéissance civile), ou à l’égard de manifestations qui portent atteinte à autrui (par exemple par un “prosélytisme abusif”, par la contrainte à exercer un culte déterminé, par l’empêchement ou la perturbation d’autres cultes, par le harcèlement, par l’abus de la situation de faiblesse physique ou psychique d’une personne, par l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination ou par le sexisme). »

Mais, pour le Conseil d’Etat, « on n’aperçoit pas clairement la portée de la proposition, ce qui, en soi, constitue déjà une difficulté au regard de l’exigence de légalité portée par les paragraphes 2 des articles 9 et 10 de la CEDH, ainsi qu’au regard du principe de la légalité en matière criminelle issu de l’article 7 de la même Convention. Dans la mesure où la proposition a pour objet d’interdire de proclamer, en usant de menaces, que le respect des préceptes et des lois d’une religion ou d’une philosophie déterminée sera imposé sur la voie publique, également à l’égard de non-croyants qui ne souhaitent pas s’y adhérer de leur plein gré, la pénalisation peut être justifiée si elle est nécessaire dans une société démocratique à la protection de l’ordre public, à la prévention d’infractions pénales et à la protection des droits d’autrui (articles 9, paragraphe 2, et 10, paragraphe 2, de la CEDH). Il en est forcément ainsi lorsqu’il est recouru, à cette fin, à la menace ou à la violence (article 146/1, alinéa 3, proposé du Code pénal). Toutefois, dans la mesure où la proposition vise également à interdire de militer en faveur de l’instauration de la sharia ou de proclamer que les citoyens devraient de leur plein gré respecter les préceptes ou les lois d’une religion ou philosophie déterminée, il ne s’agit que de la manifestation d’une conviction religieuse et l’expression d’une opinion qui relèvent en principe de la sphère de protection des articles 9 et 10 de la CEDH ».

La liberté d’expression pour les opinions qui choquent, comme balise de la démocratie

En définitive, ce triple avis du conseil d’Etat constitue en 2015 un signe important, voire courageux, de la mission du droit face aux émotions populaires et sécuritaires, parfois relayées par le politique. Ces trois avis viennent opportunément rappeler les standards élevés (et exigeants) de liberté d’expression et de religion inhérents au projet démocratique européen. De ce point de vue juridique, c’est la même protection qui réunit à son bénéfice les discours les plus opposés, et place par exemple sous la même garantie ceux qui invoquent la liberté de blasphémer et ceux qui proclament la grandeur de la charia.

Loin des slogans un peu faciles sur l’évidence civile de la « supériorité de la loi étatique », le Conseil d’Etat montre plus fondamentalement encore que la protection des consciences et des paroles d’une part, et d’autre part le statut des actes et des conduites, appellent des régimes essentiellement distincts en droit.  Restera à savoir quand la parole se transforme en actes…

Louis-Leon Christians

(°) Ce qui est davantage que « se distancier » comme le titre le site web du journal Le Soir du 6 juin.

(°°) La formule permet à ceux qui ne souhaitent pas « jurer » de simplement « déclarer solennellement », mais cet accommodement pour les non-jureurs demeure une subtilité symbolique dès lors que l’objet demeure identique, à savoir « renier les prescriptions de la charia, quelle qu’en soit la version ou l’interprétation dès lors que celles-ci n’ont pas leur place dans une société démocratique au sens de la CEDH ».



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