Chartes et pactes avec les religions et la laïcité organisée

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Une nouveauté à réglementer. L’usage de “chartes”, “pactes” ou de “déclarations communes” dans le droit des cultes belge

1. En mars 2019, le Premier ministre et le ministre de la Justice, ainsi que des représentants des religions reconnues et des communautés humanistes non confessionnelles reconnues, ont signé un document intitulé Charte pour les organes représentatifs des cultes reconnus et d’une organisation philosophique non confessionnelle reconnue[1]. Cette Charte s’inscrit dans le cadre d’engagements antérieurs pris dans une Déclaration commune du 13 juin 2018 en matière de gestion financière et de transparence des flux financiers, notamment en encourageant la création d’entités juridiques de droit belge [2].

2. Dans la Charte, les représentants des religions et de la libre-pensée s’engagent à rationaliser leurs opérations financières internes en vue d’accroître leur transparence. Le texte de cet engagement ne concerne en fait que les transactions financières transfrontalières. Les signataires s’engagent « à œuvrer à une convergence équitable de leurs règles internes en matière de gestion des flux de fonds provenant directement et indirectement de l’étranger, conformément à la législation applicable en Belgique, par l’établissement d’une Charte de bonne gestion ». L’objectif est donc d’arriver à une ligne de conduite commune d’un commun accord et de l’ancrer dans les règles internes des groupes religieux concernés.

3. La ‘Charte de bonne gestion’ invoquée a été élaborée par le biais d’un Pacte plus détaillé[3], qui fait partie de la Charte. Le Pacte n’est pas analysé dans cette contribution, et si nous avons bien compris, il est aussi le produit de la coopération entre convictions reconnues. Le Pacte comporte non seulement des engagements sur les « flux financiers étrangers directs et indirects « , mais aussi l’intention de rejeter certaines aides étrangères, ce qui va au-delà de ce qui a été convenu dans la Charte, à savoir : « éviter les flux financiers étrangers qui, par leur nature même, seraient préjudiciables à l’indépendance « .

4. Il ne s’agit pas d’accords non contraignants, car la Charte vise bien la conclusion d’ « obligations ». Toutefois, le statut juridique de la Charte n’est pas explicité. Ce qui est certain, c’est que les représentants des convictions reconnues s’engagent envers le gouvernement fédéral à faire tout leur possible à l’interne, dans les limites de leurs compétences et pouvoirs, et à le faire collectivement. Les règles internes seront coordonnées dans le domaine concerné, celui du financement étranger. La Charte met ainsi directement en jeu l’autonomie organisationnelle des communautés convictionnelles, protégé notamment sous l’article 21 de la Constitution.

5. Apparemment, la signature de la Charte (et l’engagement qui y est pris) a toutefois été considérée conforme à l’autonomie des cultes et organisations philosophiques. Le texte stipule explicitement que les obligations qui y sont énoncées « s’inscrivent dans le cadre du pouvoir de tutelle interne dont les organes représentatifs peuvent bénéficier en vertu de la combinaison des articles 21 et 181 de la Constitution ». Il y a ainsi d’emblée une délimitation : en effet dans le cadre de ces deux dispositions constitutionnelles combinées, le propos ne concerne que les communautés qui (a) sont soumises à l’autorité disciplinaire des organes signataires selon les règles internes d’organisation du culte ou de la philosophie et (b) seulement en ce qui concerne les communautés reconnues qui proméritent une rémunération publique en vertu de l’article 181 de la Constitution, ainsi que les entités associées.

6. Quant à la question de la représentativité effective, il convient également de rappeler ce qu’a souligné le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats à propos de l’un des signataires de la Charte, l’’Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB) : “Il convient de rappeler ici les difficultés historiques connues par l’EMB pour jouer le rôle qui lui est dévolu et le fait que, pour certains observateurs auditionnés, cet organisme, toujours à l’heure actuelle, continue de souffrir lourdement du fait de n’être que très partiellement représentatif de la communauté musulmane de Belgique”[4].

7. En outre, la question se pose de savoir s’il est utile (dans l’objectif des signataires gouvernementaux) de limiter les financements étrangers envers les seules communautés reconnues et financées. En effet, en ce qui concerne les soutiens étrangers, les audits de la commission d’enquête ont montré que le financement concernait en particulier les communautés autofinancées et non reconnues, et que ces subventions étrangères étaient décrites comme « un obstacle à l’intégration et au contrôle, et plus généralement au bon fonctionnement du système destiné à stimuler le développement d’un Islam de Belgique »[5]. Or, selon le texte de la Charte, l’engagement qui y est visé ne s’étend pas aux communautés autofinancées. Bien que l’interprétation restrictive présentée ci-dessus (voir 5) soit évidente, cette interprétation pourrait ne pas recouvrir ce que l’on attend réellement de la Charte. Après tout, la Charte ne peut être considérée isolément des recommandations de la commission d’enquête parlementaire – Attentats.  Il reste qu’ une interprétation plus large pourrait poser problème à la lumière de l’article 21 de la Constitution.

8. Il y a d’autres d’incertitudes. Dans la Charte, nous lisons que le document s’adresse aux communautés locales au sens le plus large, même aux « associations en lien avec les cultes reconnus ». On ne sait pas exactement ce qu’on entend par là. Or la question se pose de savoir si les représentants des communautés convictionnelles reconnues (à moins que ces engagements ne soient lus dans les limites de l’article 21 de la Constitution) tiendront suffisamment compte de la liberté d’association[6] à laquelle chacun a droit, y compris les membres des communautés religieuses reconnues.

9. Les accords multilatéraux entre les représentants religieux et philosophiques et le gouvernement qui affectent l’organisation interne sont très spéciaux. Cependant, ils n’apparaissent pas ex nihilo. Ces accords sont en soi une conséquence positive du dialogue structurel que les gouvernements et les représentants religieux et philosophiques ont engagé. Ce dialogue date d’avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, certainement déjà dans le cadre des accords bilatéraux[7], mais sous la présente forme, il semble particulièrement lié aux développements qui se produisent dans les milieux islamiques, même s’il s’agit d’accords officiels qui concernent les représentants de toutes les convictions reconnues.

10. Un libre dialogue des cultes et des philosophies — entre eux et aussi avec les gouvernements— n’affecte pas directement les relations Eglises-Etat, et n’entre pas de soi en conflit avec le devoir de neutralité que le gouvernement doit respecter. Cela dépend toutefois de l’objectif que vise le gouvernement lorsqu’il décide d’organiser lui-même ce dialogue. Le gouvernement dispose d’une certaine marge de manœuvre à cet égard, celle d’ « organisateur neutre et impartial de l’exercice des différentes religions, cultures et religions » ainsi que le formule une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme[8]. Cela ne veut donc pas dire que le gouvernement a carte blanche. Il n’y a pas de place ici pour un gouvernement qui voudrait tenir un rôle de régisseur ou de régulateur des religions ou organisations philosophiques[9].

11. Afin de protéger le gouvernement contre lui-même, il me semble important que le dialogue avec les intervenants religieux et philosophiques et que le processus de négociation menés dans ce contexte soient soumis à des règles minimales, au moins par une sorte de ‘good practices’. Ceci est d’autant plus important si les négociations sont menées dans le but de parvenir à des accords qui affectent l’autonomie organisationnelle. En l’absence de ces règles, le gouvernement risque d’être tenté de poursuivre sa politique envers les religions et philosophies par le biais de « chartes », « pactes » et autres « conventions », bilatéraux et multilatéraux, en s’assurant toujours que les partenaires sont d’accord avec ce qu’un gouvernement a préparé. Certes, une telle tactique, dans laquelle le gouvernement devient l’architecte des accords, est raisonnablement sûre, car l’article 21 C° ne semble pas être directement violé ; après tout, la voie de l’autorégulation a été officiellement choisie.

12. Il est donc sage en fin de compte que la Charte inclue d’emblée la limite de l’art. 21 de la Constitution. En 2019, cela dispensera le gouvernement d’obliger les autorités ecclésiastiques à prendre des décisions sous des pressions qui ne prennent pas au sérieux les dispositions de l’article 21 du Code civil, par exemple pour contrer certaines influences étrangères, comme c’est le cas ici. Cela ne veut pas dire que l’objectif de contrer l’influence étrangère n’est pas important ou légitime pour la politique gouvernementale. Mais le fait est que le gouvernement doit respecter les limites de l’article 21 de la Constitution. Ce fut un point difficile il y a précisément un siècle, en 1919, lorsque le gouvernement belge fit pression sur les autorités religieuses de l’ Eglise catholique pour qu’elles prennent des décisions canoniques conformes à la politique du gouvernement belge, alors également dirigée contre une influence ecclésiastique étrangère, (en l’occurence celle de l’archidiocèse allemand de Cologne [10], qui s’étendait à Eupen-Malmédy, territoire annexé après le traité de Versailles). En régime de paix, comme celui dont nous bénéficions en 2019, une politique telle que celle menée en 1919 est impensable.

13. Afin d’éviter tout accord « forcé » directement ou indirectement avec les religions et organisations philosophiques, des conditions claires doivent être respectées lorsque des accords entre le gouvernement et un ou plusieurs représentants religieux, initiés par le gouvernement, sont conclus.

A nos yeux, il faut notamment faire attention à ce qui suit :

(1°) la sélection des interlocuteurs (uniquement parmi les religions/philosophies reconnues, ou aussi non reconnues ? Et qui parle au nom de quels groupes ?),

(2°) la liberté de participer ou non aux consultations et d’être d’accord ou non avec les résultats des négociations.

De plus, il conviendrait également d’avoir un accord sur l’agenda :

(3°)  un accord sur le calendrier : certains représentants religieux couvre un large éventail de confessions ou de sous-groupes, qui sont généralement eux-mêmes les premiers détenteurs du droit à la liberté d’organisation conformément à l’article 21 de la Constitution ; ils doivent disposer du temps nécessaire pour délibérer sur les textes à convenir[11].

(4°) un accord sur le contenu de l’ordre du jour : il convient de préciser clairement quels domaines feront et ne feront pas l’objet de négociations.

Ces éléments sont importants pour rendre justice au devoir de neutralité d’un gouvernement actif et engagé dans le domaine religieux et philosophique. Bien que le principe de séparation ne soit pas absolu, comme l’a confirmé la Cour constitutionnelle en 2017 [12], le gouvernement doit toujours respecter les principes de neutralité et d’égalité de traitement dans ce domaine sensible.

Prof. Adriaan OVERBEEKE
VU Amsterdam
Universiteit Antwerpen

Sélection bibliographique

  • BEAMAN, L., « Religion and the State: The Letter of the Law and the Negotiation of Boundaries”, in Religion, Globalization and Culture, edited by Peter Beyer and Lori G. Beaman, Leiden: Brill Academic Press, 2007, pp. 393-407.
  • CHRISTIANS, L.-L., « Les balises juridiques des nouveaux dialogues entre les pouvoirs publics et les religions et philosophies « , in Pascal Courtade et Isabelle Saint-Martin (dir.), L’expression du religieux dans la sphère publique.  Comparaisons internationales, Paris, La Documentation française, 2016, pp. 206-220.
  • DE POOTER Patrick, CHRISTIANS, L-L.  (eds). Les Dispositifs Publics Interconvictionnels,  (Droit et religions; 9), Bruylant-Larcier, Bruxelles, 400 p., à paraître
  • DUMONT, H., « Droit public, droit négocié et paralégalité », in GERARD, Ph., OST, F., van de KERCHOVE, M. (dir.), Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, FUSL, 1996,  pp. 457-490
  • GUESNET, Fr., LABORDE, C., LEE, L., Negotiating Religion. Routledge, 2017, 292 pp.
  • LAMINE, Anne-Sophie (dir.), Quand le religieux fait conflit. Désaccords, négociations ou arrangements (Sciences des religions), Rennes, P.U.R., 2014.
  • OVERBEEKE, A., « De staat en de vele geloofsgemeenschappen: raadgever-coach? Regisseur? Regelaar? De fragiele positie van de overheid als ‘neutrale organisator van religie-uitoefening’ », R.R.S., 2016/1, pp. 19-68
  • VERLINDEN, V. et OVERBEEKE, A., « Het Vlaamse Eredienstendecreet: overlegd of opgelegd? » Tijdschrift voor Wetgeving, 2007, pp. 386-401.
  • WATTIER, S.. « Quel dialogue entre l’Union européenne et les organisations religieuses et non confessionnelles? Réflexions au départ de la décision du Médiateur européen du 25 janvier 2013″. In: Cahiers de droit européen, 2015 (2-3), pp. 535-556.
  • WATTIER, S., « Les communautés religieuses ou les « oubliées » des consultations politiques auprès de la société civile en Région wallonne au sortir des élections ? », Commentaires de la Chaire de droit des religions de l’UCL, http://belgianlawreligion.unblog.fr, 2019

 


[1] https://www.koengeens.be/news/2019/03/26/betere-regels-over-buitenlandse-financiering-erediensten-en-transparantie-van-vzw-s  On renverra aussi aux déclarations du Ministre de la Justice le 10 décembre 2019 au Parlement, en réunion commune de la commission de l’intérieur, de la sécurité, de la migration et des matières administratives et de la commission de la justice : «  En ce qui concerne la lutte contre le financement étranger des cultes, les cultes reconnus et la laïcité, le premier ministre et le ministre de la Justice ont signé une charte et un pacte en mars 2019. Le 5 novembre 2019, une formation relative à la nouvelle législation sur les ASBL et les obligations comptables a été organisée au profit des représentants des cultes reconnus et de la laïcité. Des experts du SPF Justice et du SPF Finances y ont parlé du registre UBO (bénéficiaires effectifs) qui doit promouvoir la transparence financière des ASBL. Ces sujets seront de nouveau abordés lors dela prochaine réunion du Conseil du dialogue. L’ASBL chapeautant la Grande Mosquée va respecter scrupuleusement les directives. » (CRABV 55 COM 069, 9-10).

[2] Dans la Déclaration les parties déclarent : “1. S’engager à travailler de concert à faire converger leurs règles internes de gestion des flux financiers venant directement et indirectement de l’étranger en conformité avec la législation applicable en Belgique, par l’établissement d’une charte de bonne gestion ;  2. Encourager les entités internes aux cultes reconnus et à la laïcité organisée à se constituer en personne morale telle qu’une ASBL, AISBL, fondation privée ou d’utilité publique, et à organiser la formation comptable de leurs gestionnaires ». Cité dans la Charte de 26 Mars 2019, § 1.

[3] Le Pacte d’engagements pour les gestionnaires des associations, ainsi que pour tous ceux qui assument une responsabilité de gestion matérielle et/ou financière, en lien avec les communautés des cultes reconnus ou d’une organisation philosophique non confessionnelle reconnue

[4] Doc. Parl. Chambre 2017-2018, nr. 1752/009, § 67, p. 38. (https://www.dekamer.be/doc/flwb/pdf/54/1752/54k1752009.pdf)

[5] Doc. Parl. Chambre 2017-2018, nr. 1752/009, § 147, p. 52.

[6] Voy. aussi : COMMISSION DE VENISE, Joint Guidelines of the Venice Commission and OSCE Office for Democratic Institutions and Human Rights (OSCE/ODIHR) on Freedom of Association, 101st Plenary Session (Venice, 12-13 December 2014).

[7] A savoir la tradition des accords concordataires qui se déploie encore dans divers pays, comme la France de l’Alsace-Moselle.

[8] Voy. déjà CEDH 27 juin 2000, n° 27417/95, Sha’are Shalom Ve Tsedek c. France, § 84.

[9] Voy. A. OVERBEEKE, “De staat en de vele geloofsgemeenschappen: raadgever-coach? regisseur? regelaar? De fragiele positie van de overheid als ‘neutrale organisator van religie-uitoefening”,  Recht, religie en samenleving, 2016, nr. 1, p. 19-68.      “

[10] Voy. W. JOUSTEN, Errichtung und Auflösung des Bistums Eupen-Malmedy (1921-1925): Eine Studie mit besonderer Berücksichtigung kirchenrechtlicher Aspekte , Reihe Quellen und Forschungen zur Geschichte der Deutschsprachigen Belgier, Vol. 8, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2016, 409 p.

[11] Quant au calendrier, on ne dispose d’aucune information concernant le processus des négociations entre (ou avec) les représentants-signataires des textes de la Charte (et du Pacte), rédigées entre juin 2018 et mars 2019.

[12] CC 27 avril 2017, n° 45/2017 : “B.7.1. Le principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat, déduit notamment de l’article 21, alinéa 1er, de la Constitution, n’est pas absolu et ne s’oppose pas à toute ingérence de l’Etat dans l’autonomie des communautés religieuses.(…). B.7.2. Par ailleurs, la portée du principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat est intrinsèquement variable et évolutive (…)“.



Modeler l’Islam à son image

islam

 

La réorganisation gouvernementale des structures destinées à gouverner l’Islam belge

«Je veux savoir ce qui se passe à la Grande Mosquée» déclare le Ministre de l’Intérieur Jan Jambon le 11 février 2016 au Journal Le Soir. Fin janvier, le quotidien De Morgen a publié une analyse au titre provocateur « Musulmans, rappel à l’ordre » qui commentait l’action récente du gouvernement vis-à-vis des musulmans : quel rôle pour le gouvernement? Un interlocuteur important, certainement. Mais quel type de rapports peut-il y avoir entre gouvernement et les communautés musulmanes? Un gouvernement doit connaître ses limites et les prendre en compte dans sa politique. C’est à cette condition que de nombreux problèmes peuvent être évités, en particulier dans le domaine des droits de l’homme, et ce même en période de stress et de lutte contre le radicalisme violent. Il s’agit ni plus ni moins de ne pas prendre des mesures disproportionnées qui conduiraient à une violation des libertés générales et des droits de l’homme. Or, nous sommes entrés ces derniers mois dans une zone particulièrement à risque : celle des liens entre croyances et citoyenneté, que ces croyances soient individuelles ou collectives. Jusqu’où aller dans l’intrusion et le pilotage pour assurer la sécurité ? Jusqu’où la sécurité est-elle une opportunité d’intrusion politique ?

Plus un gouvernement pense devoir diriger et contrôler les groupes religieux, plus il est probable qu’il favorise les religions ou philosophies socialement acceptables, c’est-à-dire acceptées par la culture dominante. Ce faisant, on régresse toutefois en deçà d’un seuil historique majeur. Les vieux modèles de relation Eglise-Etat se restaureraient par un nouveau lien entre deux dimensions séparées par la modernité, un régime que l’on peut encore observer ici ou là en Europe dans les Etats à Eglise nationale (comme la Grèce) ou Eglise d’Etat (comme l’Angleterre). Un régime précisément abandonné par la Belgique. Cela pourrait même avoir des effets dans l’autre sens, et produire des relations état-église plus négatives, comme c’était le cas par exemple dans les régimes communistes de l’ancienne Europe de l’Est. On se souviendra alors qu’il n’est pas si étrange qu’à trop limiter les libertés, celles-ci finissent par s’envoler.

Quant à la communauté musulmane et l’islam en Belgique, les gouvernements successifs prennent des risques depuis des années en travaillant sans cesse à la limite de la ligne rouge : l’interventionnisme de l’Etat est toujours présent, tantôt des pays d’origine (Turquie, Maroc) tantôt de l’Etat belge lui-même.

Prenons l’exemple du gouvernement flamand. En 2003, le premier ministre flamand en charge des cultes, Paul Van Grembergen (SPIRIT), souhaitait que l’Islam soit « fortement hiérarchisé », suivant l’exemple de l’Eglise catholique. Son successeur Marino Keulen (VLD) appelait en 2005 à ce que les prédications se fassent en néerlandais : « que l’imam parle à ses fidèles en néerlandais. » Et son successeur, Geert Bourgeois (NVA), a entamé en 2013 un « dialogue inter-religieux flamand » souhaité par le gouvernement flamand. Dans le projet original écrit par le gouvernement, les communautés convictionnelles sont tenues coresponsable de la préservation de la démocratie.
Certes, dans tous ces exemples, il n’est pas question d’exigences du gouvernement, mais seulement de souhaits. Ces exemples montrent en tout cas l’importance que le gouvernement donne au suivi des contacts avec les religions.

Le Ministre Ben Weyts (NVA), en charge de la protection des animaux, a franchi une autre étape lorsqu’il a indiqué vouloir une interdiction totale de l’abattage rituel. Il n’est pas simplement intéressé par le choix de la position de culte, mais indique une préférence pour les courants religieux qui sont les plus en phase avec ses politiques et acceptent la fin des facilités d’abattage pour la fête du Sacrifice (on renverra à notre commentaire avec J. Vrielink).

Les mesures les plus fortes restent toutefois celles prises par la ministre de la Justice Laurette Onkelinx (PS), en 2004, pour accompagner les élections musulmanes. Elle obtint par ailleurs un large soutien du Parlement fédéral, et plus tard même de la Cour constitutionnelle (dans son arrêt du 28 septembre 2005). Plus récemment, en décembre 2015, le ministre de la Communauté française Jean-Claude Marcourt (PS), a rendu public un rapport d’experts qu’il avait mandatés et qui a recommandé (ici) que le gouvernement soutienne la mise en place des programmes de formation pour les cadres de l’Islam (imams, enseignants de religion, conseillers de prison etc), dans les balises posées par le respect des droits fondamentaux des musulmans. Ainsi, la participation du gouvernement dans l’organisation de l’Islam demeure relativement grande et constante.

Islam européen ou Islams régionalisés ?

Il n’est pas étonnant dès lors que le ministre de la Justice Koen Geens (CD & V) annonce en janvier 2016, qu’il a, en tant que ministre de la Justice, demandé à l’EMB de l’ “aider à créer un islam européen. » C’est aussi dire que le Gouvernement indique sa propre volonté d’orienter une religion, et donc de sous-entendre qu’il en aurait une certaine compétence ?

Dans le même ordre d’idées, le Ministre est parfaitement dans la même ligne lorsqu’il annonce un nouvel arrêté royal dans lequel l’EMB est divisé en deux sections, une flamande et une francophone, et souligne que son fonctionnement devrait en être amélioré… A une petite exception près, l’anglicanisme (1), ce type d’intervention est sans précédent.

Le ministre Geens a explicité sa position à la Chambre des représentants en janvier 2016. Il a notamment indiqué : « Le mercredi 13 janvier, j’ai assisté à une réunion avec le président et le vice-président de l’exécutif. Un arrêté royal en préparation scinde cet organe en deux sous-conseils, un autre [arrêté royal] instaure un règlement d’ordre intérieur et il est également prévu de renoncer à certaines procédures lancées devant le Conseil d’État. Je soumettrai ce texte vendredi [22 janvier] à une dernière consultation. Les quatre membres en voie de radicalisation seront présents. Ils ne sont pas les auteurs des menaces proférées, mais ils sont à l’origine de la grande effervescence et des nombreuses frictions. Nous allons aplanir ces tensions le mieux possible. Le Roi et moi-même signerons cet arrêté royal à la fin du mois”. Ce qui se passe ici est beaucoup plus marquant encore que ce que le député Koen Metsu (N-VA) a résumé lors de la même session en soulignant que « c’était une “une occasion unique [pour le ministre] de taper du poing sur la table“.

Comme on peut le voir de ces exemples récents, le ministre d’Etat Koen Geens s’inscrit dans une tradition politique qui remonte aux années 90 et qui a déjà été décrite en détail en 1999 par Lionel Panafit (2). Elle est à certains moments proche d’une figure de l’Islam politique, mais inversée. Cette tradition politique semble cependant difficilement conciliable avec les exigences et les limites de la Constitution belge et, plus encore, de la Convention européenne des droits de l’homme. La liberté d’organisation des communautés religieuses bénéficie de garanties européennes solides. Le parlement fédéral actuel ne peut abolir cette liberté d’organisation, mais va d’ailleurs probablement l’étendre, dans l’article 21 de la Constitution ouvert à révision, aux philosophies non-confessionnelles. Ces dernières connaîtront-elles la même porosité des frontières ?

Les balises du droit européen

Il est vrai que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) reconnaît une tâche importante aux gouvernements, comme “organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances. Ce devoir impose à l’état de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent”. Il en va d’une jurisprudence stable (3). Elle n’autorise toutefois pas un Etat à réorganiser lui-même une religion qui se compose de plusieurs mouvements distincts et parfois rivaux ? La CEDH met à charge de l’Etat de veiller à une société qui conjoint diversité et pacification. L’une ne peut être sacrifiée trop vite à l’autre. Les différences profondes entre religions et surtout les différences au sein des religions ne devraient être ni négligées ni cachées que ce soit dans le cadre de la réalisation d’une politique d’intégration ou dans le cadre de la lutte contre la radicalisation. Le rôle que la CEDH donne à l’Etat-organisateur relève d’ un niveau complètement différent, à savoir dans le domaine de la garantie du pluralisme. Ce rôle, que la CEDH a récemment rappelé dans l’affaire Fernandez Martinez (§128), « contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement entre des groupes opposés“. Sur ce dernier aspect, la CEDH renvoie à l’arrêt Hassan et Tchaouch (§ 78), une affaire concernant l’organisation de la minorité musulmane en Bulgarie. La Cour rappelle à cet égard que « dans une société démocratique, l’Etat n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique”. Lors de l’exécution de cette tâche, il ne peut certes pas être exclu que la liberté religieuse soit limitée, mais uniquement si aucune autre solution n’est possible, et que cette mesure soit vraiment nécessaire dans une société démocratique.

Pilotage public et enthousiasme religieux ?

À ce stade, on rejoindra les analyses récentes de Stéphanie Wattier (4) : “l’Etat belge doit rechercher et adopter des mesures concrètes en vue de la création d’un véritable espace pour le “vivre ensemble” dans une société démocratique”. Mais cette tâche ne va pas jusqu’à la restructuration des religions. Dans l’accomplissement de cette tâche, l’Etat est, en principe, soumis à une obligation de neutralité. Les citoyens musulmans peuvent en tout cas compter sur cette garantie européenne. Et quand on en vient à l’évaluation des initiatives gouvernementales dans ce domaine, il importe peu, à nos yeux, que le gouvernement puisse compter, comme le ministre Geens l’a signalé le 4 février, « sur le soutien, mais aussi l’enthousiasme » des représentants religieux invités par le gouvernement.

L’extrémisme comme occasion de reprise en main des religions ?

Et s’il y a des excès de violence, des tendances à l’extrémisme ou des menaces à la sécurité de la société? Et ce, le cas échéant, au sein même d’un organe représentatif d’un culte ? Ces problèmes doivent simplement être confiés aux services de la Sûreté de l’Etat, conçue pour cela. La solution se trouve alors en droit pénal et non dans la déstabilisation du régime des cultes. La discussion qui peut avoir lieu à ce sujet est d’ailleurs très proche de celle qui eut lieu à propos des «mouvements sectaires nuisibles». Même dans ce cas, dans un contexte de sécurité et de politique pénale, l’Etat doit agir dans les limites de la Constitution et de la Convention européenne des droits de l’homme.

Pour quels résultats ?

En conclusion, l’appel à l’intervention du gouvernement est omniprésente. L’Etat fait beaucoup, mais pas encore assez aux yeux de certains. L’islam est au cœur de tous ces débats et certains en tirent même argument pour étendre diverses restrictions à l’ensemble du fait religieux. Le député Georges Gilkinet (Ecolo) a encore illustré le 3 février 2016 cet espoir d’une organisation religieuse réglementée selon les règles de l’Etat : « Une forme d’organisation démocratique des représentants de la religion musulmane me semble donc être un vecteur de meilleure compréhension et de prévention de faits plus graves”.

Cette volonté des décideurs politiques, à la fois ancienne et constante, de diriger et parfois d’organiser un islam officiel et « acceptable » a-t-elle eu à tout le moins un effet concret ? A-t-elle contribué, par exemple, à la prévention de la «radicalisation» ?

La Belgique est un des rares Etats européens à appuyer et accompagner ses communautés musulmanes dans de multiples domaines. Aucun pays d’Europe occidentale n’a installé dans l’enseignement public un enseignement de l’Islam comparable au régime belge. Aucun pays n’a suivi d’aussi près et depuis si longtemps l’organisation de cette religion. Et quel est le résultat? Une histoire de succès, comme le gouvernement belge l’a toujours proclamé (5) ? Un islam belge ‘homegrown’ ? Une minorité musulmane résistant, dans une large mesure, à l’appel de la violence religieuse ? Ce serait le moins qu’on puisse attendre, après tant d’efforts du gouvernement belge.

Les faits donnent certainement à réfléchir. La Belgique a connu proportionnellement de très nombreux départs de jeunes  partis combattre pour Daesh en Syrie. Ce phénomène est une raison nouvelle dans la recherche d’une meilleure politique de déradicalisation, non seulement plus efficace mais aussi plus conforme aux droits fondamentaux – y compris dans les aspects collectifs de la liberté religieuse, consacrés aux art. 19 et 21 Const. et aux Art. 9 et 11 CEDH. C’est seulement à cette dernière condition qu’il pourra être question d’ « un véritable espace pour le « vivre ensemble » dans une société démocratique ».

Pr. Adriaan Overbeeke
Vrije Universiteit Amsterdam / Universiteit Antwerpen

NOTES

(1) Pour l’anglicanisme : la création – par arrêté royal, d’un Comité Central anglican. Depuis 1923 : Arrêté royal 11 juillet 1923 portant que le comité central du culte anglican est composé d’un président et de deux membres, tous trois désignés par le Ministre de la justice, M.B. 30 juillet 1923 (dernière application : arrêté ministériel du 4 septembre 2014).

(2) L. PANAFIT, Quand le droit écrit l’Islam, Bruxelles, Bruylant, 1999. Voy. mes développements plus récents ici et A. Overbeeke, “Geduldig wachtend op de oogst? Dertig jaar islambeleid in België”, in P. Kruiniger (Ed.), Recht van de islam 23, Den Haag, Boom juridische uitgevers, 2009, 17-41.

(3) Par exemple: CEDH 27 juin 2000, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], § 84; CEDH 13 décembre 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, § 123; récemment : CEDH 7 octobre 2014, Begheluri et autres c. Géorgie, § 157.

(4) S. WATTIER, “Faut-il bétonner le principe de la laïcité dans la Constitution ?”, Le Soir, 14 janvier 2016

(5) “De verkiezingen van de Moslimraad waren een groot succes en hebben in alle sereniteit plaatsgevonden. In de nationale en internationale pers werden deze verkiezingen als ‘historisch’ geprezen. De islamitische gemeenschap van België zou het niet begrijpen wanneer de gehele processus op de helling wordt gezet.” (in Conseil d’Etat, 88.537, 29 juin 2000, Fethi Ozkan, Hayrettin Ozcan et Battalgazi Akgüngör, 4.2).



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