Le conflit orthodoxe sur l’Ukraine entre Moscou et Constantinople – défi pour le droit des cultes belge

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Le conflit orthodoxe sur l’Ukraine entre Moscou et Constantinople …

-1- La résistance des autorités orthodoxes russes à Moscou envers la reconnaissance, sous l’autorité du Patriarche œcuménique Bartholomé, d’une Eglise orthodoxe ukrainienne autonome[[i]] met la communauté des Eglises orthodoxes dans une situation préoccupante. Affecter l’autorité traditionnelle du Patriarcat de Moscou sur le territoire ukrainien (autorité datant de 1683) n’est pas anodin.

Un défi pour un droit belge qui gère de façon variée l’unicité
ou la diversité des interlocuteurs religieux

-2- Ce conflit entre les deux Patriarcats (Russe d’une part et Œcuménique de Constantinople d’autre part) risque de susciter des problèmes pour le droit des cultes belge. En effet, il y a presque 35 ans, dans le cadre du processus de la reconnaissance du culte orthodoxe, le ministère de la Justice avait modifié sa politique en ce qui concerne la représentation d’une religion. Historiquement, le ministère de la Justice acceptait une certaine pluralité de représentants religieux (si cela était nécessaire pour appliquer le régime des cultes)[[ii]]; en 1985 toutefois, le ministère de la Justice exigea, et c’était une nouveauté dans la législation, un représentant unique pour l’ensemble du culte orthodoxe. Cette exigence fut introduite dans la législation sur les temporel des cultes (en matière de fabriques d’église)[[iii]] tandis qu’un arrangement subsista pour tolérer une certaine pluralité interne dans l’application du système de financement des ministres des cultes (art. 181 Constitution), de sorte par exemple qu’un schisme au sein d’une dénomination puisse éventuellement ne pas compromettre, sur le plan administratif, le paiement de certains ministres du culte. On voit ici une trace de ce que le régime belge des cultes est lui-même moins unifié et homogène qu’il n’y paraît… Entre la diversité ponctuelle des textes, l’unicité revendiquée des politiques, se déploient des pratiques administratives dont la souplesse ou la raideur peuvent varier au gré des interprétations juridiques.

-3- D’un point de vue de bonne gouvernance, l’actuel SPF Justice fera sans doute en 2019 « tout ce qui est en son pouvoir » pour que l’ensemble des juridictions orthodoxes[[iv]], et ce dans tousles domaines du droit des cultes, restent unies sous l’autorité d’une autorité spirituelle, entendue comme interlocuteur unique auprès des autorités belges. Ceci supposera toutefois, en toute hypothèse, une forme de coopération entre les églises orthodoxes sur le territoire belge. Et ce dans les diverses matières du régime des cultes : pas seulement en matière de ‘fabriques’ d’église et de temporel (pour l’Orthodoxie en tout cas (°)), mais aussi à propos de l’aumônerie militaire orthodoxe ou l’aumônerie dans les établissements pénitentiaires, ou encore à propos de l’organisation des cours de religion orthodoxe dans les écoles officielles (art. 24 § 1 Const.), tout en actant que cette dernière matière, régie par chacune des trois communautés sous le cadre fixé par la Constitution, est de plus en plus éloignée de l’autonomie ecclésiale (garantie par l’art. 21 Const. et l’art. 9 CEDH) à la différence du dossier du financement des cultes.

-4- Le droit des cultes belge « aspire » de façon générale à des autorités religieuses uniques sur tous les terrains imaginables[[v]], une évolution qui fut également soutenue par le rapport du Groupe de travail fédéral Christians-Magits en 2012 [[vi]] et qui est sans doute liée à diverses préoccupations concernant les développements d’un Islam fragmenté. Ce dernier lien fut d’ailleurs illustré par les objections invoquées dès 1985 par le ministre de la Justice Jean Gol contre une Orthodoxie divisée (qui connait plusieurs juridictions autonomes). Jean Gol craignait en effet explicitement “qu’en l’absence d’interlocuteur valable, les mêmes difficultés se présentent que celles créées à l’occasion de la reconnaissance de l’islam”. Il imposa dès lors aux Orthodoxes comme condition de reconnaissance “qu’on trouve une solution excluant des difficultés similaires à celles qu’on connaît avec l’islam (…) par la voie de la collaboration entre tous les intéressés”[[vii]].

-5- A la dernière minute, fut insérée dans la loi de reconnaissance de l’Orthodoxie la formulation suivante: “Les rapports avec l’autorité civile sont assurés par l’organe représentatif de l’église orthodoxe.” Cette organe fut rapidement trouvé en la personne le Métropolite grec orthodoxe Panteleimon. En 1988, sa position fut décrite par le Gouvernement dans un arrêté royal : “Le Métropolite-Archevêque du Patriarcat oecuménique de Constantinople ou son remplaçant est reconnu par Nous comme organe représentatif de l’ensemble de l’Église Orthodoxe”[[viii]].

Sur le plan juridique, ce texte vise seulement la matière des “fabriques”; le droit de nomination des ministres du culte n’était donc pas affecté par l’arrêté royal, ce qui signifie, par exemple, que la nomination du prêtre dans la paroisse Orthodoxe roumaine reconnue d’Anvers a pu demeurer de la compétence exclusive des autorités ecclésiales orthodoxes roumaines.

En 2013, le gantois Mgr. Athenagoras Peckstadt[[ix]] succéda, comme ”organe représentatif”, à Mgr Panteleimon. C’est un nouveau défi à son autorité que la crise ukrainienne vient poser.

-6- La tourmente entourant l’indépendance de l’église Orthodoxe d’Ukraine, en particulier la réaction féroce du Patriarcat de Moscou, peut en effet menacer la position historique du représentant du Patriarcat oecuménique de Constantinople en droit belge. Il y a un risque réel que les paroisses Orthodoxes russes relevant du Patriarcat de Moscou prennent des initiatives unilatérales… Un choix probablement lié à la décision du Patriarcat russe d’accueillir les paroisses d’une dizaine de pays d’Europe occidentale dans un nouvel « exarchat » [[x]] : en Belgique, il s’agit d’une dizaine de paroisses, appartenant à « l’archevêché orthodoxe russe de Bruxelles et de Belgique » [[xi]]. Moscou tente ainsi de forger des relations avec les paroisses russes-orthodoxes qui, traditionnellement, se trouvaient sous l’autorité de Constantinople[[xii]].

-7- Pour l’Eglise Orthodoxe de Belgique, la situation devient ainsi de plus en plus complexe, quoique cette complexité puisse varier selon chaque branche du régime belge de reconnaissance. Ainsi, exception peut-elle être faite immédiatement pour la matière (fédérale) de la nomination et de la révocation des ministres de culte, matière pour laquelle la représentation unique de toute la religion orthodoxe n’est toujours pas juridiquement obligatoire.

Au-delà de cet exception, le ministre de la Justice (Koen Geens) – qui est obligé de rester neutre dans ces dossiers – peut-il trouver une solution pour éviter l’éclatement de la représentation orthodoxe, dans le cadre du régime de reconnaissance belge ? Certes, ce serait bien. Mais peut-être sera-t-il amener à prendre acte, à contrecœur peut-être, du schisme Moscou-Constantinople apparemment en développement?  Dans ce cas, devrait-il respecter le nouveau solo russe-orthodoxe, notamment en ce qui concerne la matière des fabriques des paroisses orthodoxes[xiii] ?

Une telle attitude ‘neutre’ entrerait en conflit avec le texte de la loi[[xiv]], mais le ministre y retrouverait tout simplement l’ancienne tradition de la liberté organisationnelle des cultes reconnus. Plus encore, accepter les conséquences d’un schisme pourrait être, même en matière de financement public, en harmonie avec la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme : toutes deux garantissent l’autonomie organisationnelle des cultes et interdisent aux Etats toute contrainte ou pression d’unification ou de réunification [[xv]].

Des effets indirect pour la gestion de l’Islam ?

-8- Mais alors, pour rester conséquent, il deviendrait plus difficile de continuer à obliger les communautés musulmanes d’adhérer à l’unité de représentation qui leur a été imposée en 1999 par le législateur belge…

Le droit de cultes demeure ainsi un étonnant révélateur de la capacité (ou de la difficulté) du droit belge à prendre en compte un réel pluralisme…

Prof. Adriaan OVERBEEKE
VU Amsterdam et Universiteit Antwerpen


[i]Voy M. COSTILl, A. LAGADEC, F. HOLZINGER, B. VITKINE, A. DAHVOT et X. LABORDE, “Pourquoi l’Eglise orthodoxe va connaître un nouveau schisme“ (https://www.lemonde.fr/international/visuel/2018/12/15/pourquoi-l-eglise-orthodoxe-va-connaitre-un-nouveau-schisme_5398129_3210.html)

[ii]Pour le catholicisme: les neuf diocèses ; pour le protestantisme : une diversité de dénominations acceptées (depuis 1835, tradition qui semble abandonnée au 21ème siècle) ; pour le culte israélite (accepté en 1995)

[iii]Voyez art. 19 bis de la Loi 4 mars 1870 sur le temporel des cultes.

[iv]Voyez S. MODEL, “L’unité dans la diversité. Aperçu de l’organisation canonique de l’Eglise orthodoxe en Belgique“, Recht, Religie en Samenleving2017, n° 2, p. 5-18.

(°) mais ici une certaine pluralité reste toujours possible pour la plupart des autres cultes reconnus. Cfr. A. OVERBEEKE, “ (Eenheids-)vertegenwoordiging van erkende religies in het Belgische eredienstenrecht : pleidooi voor een gedifferentieerde benadering“, Recht, Religie en Samenleving2013, n°2, p. 6-43.

[v]Cfr. A. OVERBEEKE, “ (Eenheids-)vertegenwoordiging van erkende religies in het Belgische eredienstenrecht : pleidooi voor een gedifferentieerde benadering“, Recht, Religie en Samenleving2013, n°2, p. 6-43.

[vi]L-L CHRISTIANS, M. MAGITS (co-prés.), La réforme de la législation sur les cultes et les organisations philosophiques non confessionnelles: Rapport du groupe de travail instauré par l’arrêté royal du 13 mai 2009. Bruxelles, décembre 2010, p.31 (http://ojurel.be/files/2011/02/RapportChristiansMagitsCultes.pdf)

[vii]Doc Parl.Sénat 1981-1982, n° 20, p. 4.

[viii]Art. 1, Arrêté Royal du 15 mars 1988 portant organisation des conseils de fabriques d’église du culte orthodoxe, MB31 mars 1988.

[ix]https://www.cathobel.be/2013/11/28/les-orthodoxes-du-benelux-ont-un-nouveau-metropolite/

[x]“Le 28 décembre 2018, le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe annonçait sa décision de former un exarchat patriarcal en Europe occidentale avec pour centre Paris, sous l’autorité de Mgr Jean de Bogorodsk, regroupant les îles britanniques, la péninsule ibérique, le Benelux, la France, la Suisse et l’Italie“ : P. SAUTREUIL, “Les structures de l’orthodoxie française en pleine mutation“, La Croix8 janvier 2019 (https://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/structures-lorthodoxie-francaise-pleine-mutation-2019-01-08-1200993843)

Voyez aussi :“Russisch-orthodox exarchaat voor West-Europa heropgericht“ (8 janvier 2019), (https://www.kerknet.be/kerknet-redactie/nieuws/russisch-orthodox-exarchaat-voor-west-europa-heropgericht)

[xi]Voyez la liste : http://www.archiepiskopia.be/index.php?content=parishes&lang=fr

[xii]Voyez J. PANEV, “Les propositions du Patriarcat de Moscou à l’Archevêché“ (25 février 2019) (https://orthodoxie.com/les-propositions-du-patriarcat-de-moscou-a-larcheveche/) ; Y. PROVOST, “L’Église de Russie rappelle la proposition de rejoindre le Patriarcat de Moscou aux paroisses russes d’Europe occidentale dépendant de Constantinople“ (28 novembre 2018) (https://orthodoxie.com/leglise-de-russie-rappelle-la-proposition-de-rejoindre-le-patriarcat-de-moscou-aux-paroisses-russes-deurope-occidentale-dependant-de-constantinople/)

[xiii]Il y a des précédents dans la pratique administrative belge.

[xiv]Art. 19 bis loi 4 mars 1870 : “Les rapports avec l’autorité civile sont assurés par l’organe représentatif du culte islamique et l’organe représentatif de l’église orthodoxe“.



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