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La Cour constitutionnelle condamne le caractère vague des limitations mises par la Flandre aux influences étrangères sur les communautés religieuses reconnues (ou à reconnaître) (C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023).
La contribution ci-dessous ne concerne qu’une facette de l’arrêt 2023/113 de la Cour constitutionnelle concernant la législation sur les cultes de la Région flamande. Il ne s’agit donc que d’une modeste tentative de mettre en lumière l’importance de cet arrêt.
-1- L’influence étrangère sur la pratique religieuse figure en bonne place dans la liste des préoccupations des gouvernements, surtout lorsqu’il s’agit de communautés religieuses résultant de l’immigration. Ce type d’inquiétude a d’ailleurs des racines plus anciennes. Il suffit de penser à l’appréhension du 19e siècle concernant le « pouvoir de Rome », une question qui a occupé l’agenda politique belge pendant des décennies. Elle a même conduit à l’annulation temporaire des relations diplomatiques avec le Saint-Siège entre 1880 et 1884.[i] Aujourd’hui, c’est surtout (mais pas seulement[ii]) l’islam, religion de l’immigration, qui suscite l’inquiétude. Sa présence sur le territoire belge conduit à un gouvernement plus activiste, un gouvernement qui veut promouvoir sa préférence pour un islam belge « bien de chez nous », également par le biais de mesures gouvernementales. Il s’agit d’une tendance également observée ailleurs, par exemple en Autriche et aux Pays-Bas. L’Autriche a promulgué en 2015 une loi sur l’islam qui comprend des restrictions sur le soutien financier étranger ou la présence de ministres du culte rémunérés à l’étranger.[iii] Le parlement néerlandais a mis en place une commission d’enquête parlementaire en 2019 pour identifier la question de l’influence étrangère problématique.[iv]
-2- Au niveau fédéral belge, on tente depuis longtemps de contrer cette influence étrangère en s’immisçant activement dans la création d’organes représentatifs[v], mais aussi en menant une politique restrictive en matière de visas pour les ministres du culte.[vi] Au niveau régional, c’est la législation sur la reconnaissance des communautés religieuses locales qui est utilisée à cette fin. Depuis 2002, les régions sont devenues compétentes en matière du temporel du culte (fabriques d’église). La Région flamande l’a fait dans le Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales du 22 octobre 2021[vii], décret qui devait compléter le Décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus.[viii] Cette opération législative a été inspirée par une étude de la KULeuven dans laquelle un ensemble cohérent de conditions concevables avait été élaboré sur la base duquel les communautés religieuses locales pouvaient être reconnues et ainsi avoir accès au régime régional pour les communautés religieuses reconnues.[ix]
-3- Deux éléments de la nouvelle politique flamande en matière de cultes intéressent la présente contribution, à savoir (et je cite l’exposé des motifs du projet de décret) l’introduction (1) d’une « interdiction qualifiée de financement et de soutien étrangers si ce financement ou ce soutien porte atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale » ; et (2) d’une « interdiction de rémunération directe ou indirecte par un gouvernement étranger des ministres du culte et de leurs remplaçants ».[x]
Le premier élément reprend presque mot pour mot (mais avec une modification cruciale) le rapport de la KUL, bien que celui-ci (voir ci-dessous, n° 9) ait explicitement souligné les implications possibles pour la liberté religieuse.
Le second élément est nouveau et ne figure ni dans l’accord de coalition flamand, pourtant détaillé, ni dans la note de politique générale 2019-2024 du ministre de l’intérieur.
L’exposé des motifs du décret indique que l’interdiction de rémunération « s’inscrit dans le cadre du principe fondamental de la séparation de l’Église et de l’État, qui comprend bien sûr aussi la séparation de l’Église et d’un État étranger ».[xi]L’interdiction de rémunération est donc une interdiction qui doit garantir l’intégration : « Il doit être clair que les communautés religieuses locales doivent avoir les deux pieds dans l’argile flamande et qu’elles doivent être véritablement intégrées dans notre société. Cela n’est possible que si elles peuvent fonctionner de manière autonome, tant sur le plan spirituel que financier. »[xii]
-4- Cette nouvelle approche concerne en premier lieu un certain nombre de communautés de mosquées turques reconnues en Région flamande, car ce sont précisément elles qui font généralement appel à des imams envoyés et rémunérés par la Diyanet (la direction des affaires religieuses du gouvernement turc).[xiii] Il s’agit en soi d’une tradition ancienne, mais qui évolue et qui a été récemment décrite par les chercheurs Öztürk et Base comme “from helping to controlling” (« de l’aide au contrôle »).[xiv] Pour une mosquée turque reconnue par la Région flamande, cette construction peut signifier qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à un imam financé par le gouvernement fédéral belge. Cette communauté reconnue ne sera alors financée que pour les aspects temporels du culte (notamment la couverture du déficit[xv]) par une province flamande. Le ministre du culte est alors fourni par Ankara à son tour. Ce modèle dual, où le soutien (et le contrôle) des gouvernements provient de deux Etats, a pris fin avec l’adoption du décret de reconnaissance. Le fait qu’au moins la branche belge de l’organisation Diyanet ait soumis le décret à la Cour constitutionnelle n’est donc pas surprenant ; le décret a remis en question l’ensemble du modèle organisationnel de Diyanet. L’une de ses mosquées a déjà perdu sa reconnaissance en 2017[xvi], un incident qui a contribué à déclencher la création de l’arrêté en 2021. Le décret touchait manifestement à la liberté d’organisation. C’est la Cour Constitutionnelle qui décidera si cette liberté a été violée ou non.
-5- En mai-juin 2022, il est apparu qu’un certain nombre d’organisations musulmanes, dont Diyanet[xvii], ont contesté le décret devant la Cour constitutionnelle. Sur la question du travail selon le modèle Diyanet, le ministre Somers, à qui l’on avait demandé d’expliquer cette évolution, a réagi dans le parlement comme suit : « Ceux qui sont sous l’influence de pays étrangers et qui travaillent avec des fonctionnaires payés par des pays étrangers et qui dépendent de pays étrangers (…) nous ne les reconnaîtrons pas ». A la mi-2022, les positions étaient donc très claires : elles étaient diamétralement opposées.[xviii]
6- Le décret-loi n’est pas resté lettre morte : des enquêtes ont été lancées à l’encontre de 12 communautés religieuses turques reconnues (appartenant à Diyanet), conduisant à neuf avertissements et trois procédures de suspension de la reconnaissance.[xix] Les liens avec Ankara étaient au cœur du problème : « Les lacunes identifiées concernent la subordination à Diyanet Belgium, la structure de propriété du bâtiment de culte et la rémunération provenant de l’étranger des ministres du culte ».[xx] Un élément de dépendance jusqu’alors peu mis en avant remonte ici à la surface : les bâtiments de culte. Dans le cas des mosquées Diyanet, la propriété des bâtiments de la mosquée n’appartient pas aux communautés locales mais à un niveau supérieur dans la « hiérarchie religieuse », à savoir l’AISBL « Association Internationale Diyanet de Belgique ».
-7- La Région flamande doit maintenant faire face au verdict rendu par la Cour constitutionnelle le 20 juillet. Empêcher l’influence étrangère est plus difficile que ne le pensait le gouvernement flamand. En effet, la Cour a annulé les quatre dispositions[xxi] du décret relatives à la limitation du soutien financier étranger, au motif qu’elles portaient atteinte à la liberté de religion, protégée par les articles 19 et 21 de la Constitution, lus conjointement avec l’article 9 de la CEDH et l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.[xxii] Selon la Cour constitutionnelle, les mesures ne se heurtent pas à l’objection selon laquelle il n’existe pas de but légitime pour restreindre la liberté religieuse (en l’occurrence, la liberté d’organisation), mais plutôt au caractère disproportionné des conditions énoncées dans le décret, qui visent à prévenir l’influence étrangère :
“Il n’est nullement démontré que la limitation du financement ou soutien étranger des communautés religieuses, en ce compris l’exigence que ses ministres du culte et leurs suppléants ne soient pas rémunérés, directement ou indirectement, par une autorité étrangère, est raisonnablement proportionnée à la préservation de l’État de droit démocratique. Ce modèle sociétal se caractérise par un ensemble de règles juridiques – civiles et pénales -, auxquelles les communautés religieuses et leurs membres sont aussi soumis et dont l’application peut être exigée devant les juridictions en cas de non-respect. La condition supplémentaire selon laquelle le financement ou soutien étranger ne peut pas affecter l’indépendance de la communauté religieuse locale est une ingérence disproportionnée dans la liberté de culte.”[xxiii]
-8- L’interdiction du financement étranger dans le décret, rappelons-le, a été en partie inspirée par les recommandations du rapport de recherche de la KUL. Ce rapport de recherche appelait toutefois à la prudence si le gouvernement flamand adoptait ces conseils. Selon les chercheurs, « une interdiction de financement doit tenir suffisamment compte de la liberté de religion. Ainsi, l’interdiction aveugle de tout financement étranger n’est pas acceptable car elle est disproportionnée par rapport à l’objectif visé par cette mesure. Après tout, même des sources de financement acceptables seraient affectées par une telle interdiction générale. Une interdiction du financement étranger ne devrait donc pas être une interdiction générale de toute forme de financement étranger, mais devra être suffisamment qualifiée et précise. »[xxiv] Des suggestions ont également été faites à cette fin : « Pour clarifier davantage cette interdiction, le gouvernement flamand pourrait, s’il le souhaite, spécifier le pourcentage maximum de ses propres revenus qui peuvent provenir de l’étranger pour parler d’un manque d’indépendance. Le montant exact du rapport entre les sources de financement nationales et étrangères pourrait faire l’objet de recherches ultérieures. »[xxv]
Le décret a finalement choisi une règle d’interdiction différente, moins précise, que celle proposée par les chercheurs de la KUL. La différence apparaît clairement dans le diagramme ci-dessous
condition telle que formuléedans les recommandations de l’étude de la KUL : |
conditions énumérées dans le décret : |
« interdire aux communautés de foi qui souhaitent être (et rester) reconnues de recevoir un financement direct ou indirect qui porte atteinte à leur indépendance et qui est lié au terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine”[i] |
La communauté religieuse locale ou l’ administration du culte :
« (…) ne reçoit, directement ou indirectement, aucun financement ou soutien étranger si ce financement ou ce soutien affecte son indépendance.”
« (…) ne reçoit aucun financement ou soutien lié directement ou indirectement au terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine”[ii] |
[ii] Art. 7, 3° (critère de reconnaissance); art. 17, §1 (obligations des administrations du culte) Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.
Il est important de noter que le législateur, par le biais d’une légère reformulation, fixe une exigence différente et nettement plus vague que celle proposée par les chercheurs de la KUL. Alors que les chercheurs (et même, dans une certaine mesure, l’Accord de coalition flamand 2019-2024[xxviii]) formulent une exigence plus précise en liant explicitement l’interdiction du soutien (financier) étranger – voir la conjonction « et » – au « terrorisme, à l’extrémisme, à l’espionnage ou à l’ingérence clandestine », le décret divise cette recommandation en deux exigences, en supprimant le lien. Le gouvernement flamand dispose ainsi d’une plus grande marge de manœuvre.
-9- Les premiers observations (académique, rapport KUL) de 2019 a été en soi une incitation à être très précis dans la définition du régime d’interdiction. Une deuxième mise en cause – dans l’avis du Conseil d’Etat sur l’avant-projet[xxix] - a fourni une nouvelle occasion de réflexion. Le Conseil s’est longuement penché sur l’interdiction de financement formulée, qu’il considère comme une ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 19 et 21 Gw et l’article 9 CEDH qui nécessite une justification. La justification ne satisfait pas, selon le Conseil d’Etat, qui conclut que « ni le texte de l’avant-projet, ni l’exposé des motifs ne précisent dans quels cas un financement ou un soutien étranger porte atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale ou d’un conseil de culte. » (…) « Par conséquent, l’avant-projet devra préciser ce que l’on entend par financement ou soutien étranger portant atteinte à l’indépendance d’une communauté religieuse locale ou d’une administration du culte ».[xxx]
-10- La Cour constitutionnelle impose une réorientation à la Région flamande. Cet arrêt a également des conséquences immédiates pour les dossiers des mosquées turques qui, de l’avis du gouvernement flamand, présentent des lacunes par rapport aux dispositions du décret de reconnaissance qui ont été annulées.
Les procédures de sanction visant à suspendre la reconnaissance de trois mosquées turques[xxxi] peuvent être arrêtées dans la mesure où elles sont fondées sur ces dispositions du décret.
Les neuf mosquées mises en garde devaient remédier aux lacunes identifiées avant le 15 novembre.[xxxii] On peut supposer que les conseils d’administration des mosquées concernées aborderont désormais cette date avec confiance.
C’est maintenant aussi au gouvernement flamand d’agir pour préciser les conditions dans lesquelles une influence étrangère problématique peut être empêchée sans violer ni la constitution belge ni la convention européenne, que cette influence se déploie par le biais d’un soutien matériel (à proprement parler : le temporel au sens classique du terme) ou par la mise à disposition d’un clergé.
Adriaan OVERBEEKE
Universiteit Antwerpen
VU Amsterdam
[i] Cette rupture diplomatique (1880-1884) doit être comprise dans le contexte des conflits politiques qui ont éclaté depuis 1879: G. DENECKERE, “Nieuwe geschiedenis van België 1878-1905” in E. WITTE e.a. (réd.), Nieuwe geschiedenis van België. deel I. 1830-1905, Brussel, Lannoo 2005, 484-485.
[ii] En Région flamande, certaines communautés orthodoxes sont également sous la loupe, dans la mesure où elles appartiennent au Patriarcat orthodoxe russe : le ‘Service de collecte d’informations sur les communautés religieuses locales et de screening de celles-ci’ (ISD) a commencé une enquête sur une église orthodoxe russe à la suite d’indices sérieux de manquement aux critères décrétaux. Vr en Antw Vl. Parl. n°. 241 du 22 mars 2023 (Chris Janssens).
[iii] Concernant l’évolution en Autriche, voir : A. SKOWRON-NALBORCZYK, “A Century of the Official Legal Status of Islam in Austria: Between the Law on Islam of 1912 and the Law on Islam of 2015”, in R. Mason (ed.), Muslim Minority-State Relations, Londen, Palgrave Macmillan, 2016, p. 61-82. Sur ce sujet, voir aussi Jean-Michel BLAUDE, Réguler le financement étranger de la religion en Belgique, en Autriche et en France, quelles balises juridiques entre liberté religieuse et libre circulation des capitaux ? mémoire (master) Faculté de droit et de criminologie, Université catholique de Louvain, 2022. (https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/object/thesis:34707).
[vii] Décret fl. du 22 octobre 2021 réglementant la reconnaissance des communautés religieuses locales, les obligations des administrations du culte et le contrôle de ces obligations, et modifiant le décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus, M.B. 16 novembre 2021.
[viii] Décret. fl. décret du 7 mai 2004 relatif à l’organisation matérielle et au fonctionnement des cultes reconnus, M.B. 6 septembre 2004.
[x] Exposé des motifs, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 8.
[xi] Exposé des motifs, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 40.
[xii] Rapport, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/9, p. 10 (rapporteur: Maaike de Vreese).
[xiii] Voir confirmation factuelle dans le Rapport, Doc. parl. Vl. 2020-2021, n° 854/1, p. 32.
[xiv] A.E. ÖZTÜRK et B. BASE “The transnational politics of religion: Turkey’s Diyanet, Islamic communities and beyond”, Turkish Studies 2022, 23:3, p. 701–721. Voir aussi: Z. YANAŞMAYAN, “Role of Turkish Islamic Organizations in Belgium: The Strategies of ‘Diyanet’ and ‘Milli Görüş’,” Insight Turkey, 2010, p. 139-161.
[xvii] En particulier l’AISBL « Association Internationale Diyanet de Belgique », l’ASBL « L’Association musulmane culturelle albanaise de Belgique », l’ASBL « Fédération Islamique de Belgique » et l’ASBL « Rassemblement des Musulmans de Belgique ».
[xxi] En particulier, quatre dispositions : l’article 7, 3°, première phrase, et 9°, l’article 16, 8°, et l’article 17, § 1, première phrase Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.
[xxii] C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023, B.23.
[xxiii] C.C., n° 2023/113 du 20 juillet 2023, B.22.
[xxiv] R. TORFS, G. DU PLESSIS, R. VAN DEN DRIESSCHE et M. DE BAETS, o.c., pp. 31-32.
[xxvii] Art. 7, 3° (critère de reconnaissance); art. 17, §1 (obligations des administrations du culte) Décret de reconnaissance des Communautés religieuses locales.
[xxviii] L’accord établit un lien explicite avec l’extrémisme : « Il y aura donc une interdiction des financements étrangers qui nuisent directement ou indirectement à l’indépendance des communautés et qui sont liés à l’extrémisme ». Voir Déclaration du gouvernement, Doc. parl. Parl. fl., 2019-2020, n°. 31, sous 20.2.5, p. 193.
[xxix] Conseil d’ État, section lég., Avis. n° 36.134/4, 17 mei 2021, Doc. parl. Parl. fl., 2020-21, n°. 854/1, pp. 302-345.
[xxx] Conseil d’ État, section lég., Avis. n° 36.134/4, 17 mei 2021, Doc. parl. Parl. fl., 2020-21, n°. 854/1, sous 8.4, p. 327.