Religion, politique et loyauté à l’employeur

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Engagement politique, expressions religieuses et loyauté envers l’employeur :
« Déraillement » à la STIB ou consolidation des voix ?

À l’heure de la redéfinition des frontières de la vie privée et de l’expression publique sur les plateformes numériques, comment parvenir à conjuguer la liberté d’expression de chaque citoyen avec les obligations qui lui incombent, en sa qualité de travailleur, à l’égard de son employeur ? Des propos choquants tenus hors du cadre de l’emploi, peuvent-ils faire l’objet de sanctions par l’employeur, et en particulier de mesures à géométrie variable selon les options de l’employeur ?

La récente visibilité médiatique donnée au micro-parti – ou mouvement – politique I.S.L.A.M.(acronyme d’« Intégrité, Solidarité, Liberté, Authenticité, Moralité ») a fait resurgir cette question avec acuité. L’annonce des trois dirigeants du parti ISLAM de présenter pour la seconde fois[1], et à plus grande échelle, des listes électorales à Bruxelles et en Wallonie pour les élections communales d’octobre 2018 a pu bénéficier d’une chambre d’écho médiatique fort généreuse. Tant la dénomination du parti que divers points de son projet politique[2](interdiction des tatouages et piercings, autorisation de l’abattage animal rituel à domicile, autorisation généralisée des signes religieux, limitation des débits de boissons alcoolisées, …) semblaient dès le départ taillés pour déclencher la polémique à plusieurs étages. C’était sans compter, en outre, sur plusieurs déclarations des dirigeants du parti, l’un appelant à l’instauration de la Shariah islamique en Belgique[3], l’autre à la possibilité de prévoir des transports en commun séparés pour hommes et femmes[4], afin, dit-il, d’éviter à ces dernières de subir les contacts déplacés de certains hommes durant les heures de pointe.[5]

La polémique en serait restée au seul niveau politico-médiatique si l’auteur de cette dernière proposition, Redouane Ahrouch, n’était pas lui-même employé comme chauffeur de bus auprès de la STIB, société publique des transports en commun à Bruxelles.

Dans un premier temps, la STIB n’a pas tardé à estimer devoir se distancier des propos tenus publiquement par son employé, Cindy Arents, porte-parole de la STIB, indiquant ainsi que ces propos « lui appartiennent dans le cadre de sa fonction de fondateur du parti ISLAM et ne représentent absolument pas le point de vue de l’entreprise ».A contrario,ajoute-t-elle en effet, « Nous, on prône l’accessibilité des transports publics pour chacun, ainsi que la diversité que ce soit tant au niveau de l’accessibilité qu’au niveau du personnel ».

Les prises de position et attitudes de M. Ahrouch à l’égard des personnes du sexe opposé ne se limitaient en réalité pas au contexte des transports. Invité par la chaîne privée RTL-TVI à venir défendre son point de vue lors de l’émission de débat dominicale de la chaîne le 22 avril, Redouane Ahrouch avait refusé, comme c’était déjà le cas lors de son premier passage sur le petit écran en 2012, de se faire maquiller par une maquilleuse en l’absence de maquilleur du genre masculin. Toute poignée de main[6]ou tout regard dirigé vers une personne de la gent féminine était également exclu de sa part sur le plateau télévisé, M. Ahrouch invoquant la relativité culturelle de ce genre de conventions sociales.

Après s’être entretenu avec l’intéressé, la direction de la STIB a finalement jugé nécessaire de le licencier, dans la mesure où, selon l’entreprise, les propos de M. Ahrouch « sont en contradiction avec les valeurs de l’entreprise ».

Un tel motif de rupture du contrat de travail n’est pas sans rappeler un arrêt de la Cour du travail de Liège rendu en 2017, par lequel les juges confirmaient le caractère justifié d’un licenciement pour motif grave basé, ici aussi, sur les prises de position publiques de son employé. Dans ce cas, l’employeur justifiait sa décision sur base des « like » qu’avait formulés le travailleur à l’égard de publications complotistes et antisémites diffusées sur Facebook, malgré un premier avertissement de la part de la direction quant au risque que ces « like » feraient peser sur l’image de l’association concernée dans la poursuite de ses activités d’intégration sociale.[7]

C’est bien sur ce dernier point que se focalise la problématique commune à ces deux épisodes : dans quelle mesure un employeur peut-il légitimement mettre en avant le respect des valeurs de l’organisation ou, a minima, de son image de marque, pour restreindre la liberté d’expression de ses employés, y compris pour des propos tenus dans un contexte extérieur à leur fonction ? Au demeurant, comment juger du caractère véritablement incompatible des propos du travailleur avec ces valeurs ou cette image d’entreprise ?

Comment, en premier lieu, concevoir la fonction et l’importance des valeurs revendiquées par l’employeur au sein de l’entreprise ? S’agit-il en l’occurrence de simples éléments d’image de marque mobilisés dans une perspective purement commerciale ? A-t-on au contraire affaire à une véritable éthique ou conviction d’entreprise, au sens religieux ou philosophique du terme ? Dans la première hypothèse, l’on songera à une forme classique d’exercice de la liberté d’entreprise, telle que reconnue en droit européen. Dans le second cas, l’on se rapproche de l’« entreprise de tendance », « dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions »[8], et pour laquelle le droit européen prévoit la possibilité de requérir une loyauté plus grande de la part des travailleurs vis-à-vis de l’organisation[9]. Jusqu’à quel point l’affichage de valeurs par l’entreprise maintient celle-ci dans une perspective commerciale, et à partir de quel instant la prétention de l’entreprise à défendre ces mêmes valeurs fait d’elle une entreprise « de conviction » ?[10]En résonnance avec ces questions, le législateur français s’interroge quant à lui sur l’opportunité de reconnaître le statut d’entreprise « à mission », dans le cadre de la révision de l’article du Code civil relatif à l’objet social de l’entreprise, afin de mettre davantage en exergue le rôle et les missionsà mener par les entreprises au sein de leur environnement social.[11]

En second lieu, dans quelles circonstances un employeur pourrait-il être amené à considérer que la manière dont son travailleur a fait usage de sa liberté d’expression, religieuse ou non, est susceptible de menacer la poursuite de ces valeurs par l’entreprise ?

Dans le cas de M. Ahrouch, la STIB mettait en avant le fait que ce dernier avait été publiquement identifié comme chauffeur de bus et donc associé à l’entreprise, ce qui aurait créé une certaine confusion entre ses déclarations et les valeurs de la STIB, et ne permettait pas à la STIB de se distancer facilement des propos tenus par son travailleur.[12]Notons que les attitudes de l’intéressé à l’égard des femmes, telles qu’évoquées plus haut, avaient fait naître chez d’aucuns la crainte que celui-ci agisse de la sorte à l’égard des usagères des transport en commun, dans le cadre de son travail, et opère dès lors un traitement potentiellement discriminatoire à leur égard.

Reste que l’obligation de loyauté du travailleur à l’égard de son employeur, découlant du principe d’exécution de bonne foi des conventions, pourrait difficilement être invoqué comme base légitime pour sanctionner un travailleur en raison de propos sans lien direct avec l’objet ou les valeurs de l’entreprise. Tandis que les frontières entre expression publique et privée semblent se redessiner au gré des paramètres de confidentialité des données des outils numériques, le risque serait grand, en effet, que la moindre opinion qui « heurte, choque ou inquiète » – pour reprendre les termes de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet de la liberté d’expression – émise par un individu en sa qualité de citoyen constitue le prétexte d’une immixtion de l’employeur dans la liberté d’expression ou de religion de son travailleur.[13]

Léopold Vanbellingen

Chercheur-doctorant à la Chaire UCL Droit & Religions


[1]Fort de ses quelque 5000 voix récoltées lors des élections de 2012 dans trois communes bruxelloises (Anderlecht, Bruxelles-ville et Molenbeek-Saint-Jean, toutes marquées par la présence d’une importante population de confession musulmane), ISLAM était parvenu à décrocher deux sièges au conseil communal d’Anderlecht.

[2]Voy. « Projet » sur www.islam2012.be.

[3]Cl. Pétreault, « Au cœur d’Islam, le parti qui veut instaurer la charia en Belgique », Le Point, 14 avril 2018.

[4]L’on notera que l’idée selon laquelle les hommes devraient monter à l’avant du bus et les femmes à l’arrière, à laquelle fait référence Monsieur Ahrouch, est d’application en République islamique d’Iran, pays officiellement chiite. L’influence de l’Iran et du courant chiite (fortement minoritaire parmi les musulmans de Belgique) sur le mouvement ISLAM semble non négligeable, même si ses dirigeants assurent s’adresser à tous les musulmans du pays, et a fortiorià l’ensemble des électeurs belges.

[5]Voy. « Partij Islam wil mannen en vrouwen apart op de bus», De Morgen, 7 avril 2018.

[6]Sur les débats autour du refus de serrer la main en tant que marque patente du refus d’adhésion aux valeurs occidentales, l’on rappellera l’épisode relatif à la décision d’Alain Courtois de ne pas célébrer le mariage pour ce motif (voy. sur ce blog, L. Vanbellingen, « Pour se marier, demander la main ? », 25 janvier 2017) et, plus récemment, la médiatisation autour d’Aron Berger, juif hassidique pressenti comme candidat sur les listes communales du parti social‑chrétien flamand à Anvers, et dont le refus assumé de serrer la main aux femmes autres que son épouse avait offusqué bon nombre de politiques (voy. « Le CD&V critiqué de tous côtés pour avoir placé un juif ultra-orthodoxe sur sa liste anversoise », RTBF, 17 avril 2018).

[7]C. trav. Liège, 24 mars 2017, J.L.M.B., 2018, n° 14, pp. 642-650, obs. A. Farcy.

[8]Directive 2000/78 de l’UE, art. 4 §2. Voy. le récent arrêt de la Cour de justice de l’UE rendu au sujet du contrôle entreprises de tendance

[9]Voy. le récent arrêt de la Cour de justice de l’UE rendu au sujet du contrôle étatique sur cette exception accordée aux entreprises de tendance : Egensberger c. Evangelisches Werk für Diakonie, 17 avril 2018, C-414/16.

[10]A cet égard, l’on mentionnera l’arrêt Hobby Lobbyrendu en juin 2014 par la Cour suprême des Etats-Unis, et par lequel il est fait droit à l’argument de la chaîne de magasins de jardinage Hobby Lobbyselon lequel celle-ci est elle-même titulaire de convictions religieuses. Ce fondement chrétien revendiqué par l’entreprise constituait le motif de la décision de ses dirigeants de ne pas prendre en charge le remboursement de la pilule abortive pour ses employées, comme l’imposait pourtant la nouvelle réforme Obama Care(Burwell v. Hobby Lobby Stores, Inc., 134 S. Ct. 2751, 2014).

[11]« L’avènement des entreprises à mission »,Le Monde, 16 avril 2018.



Prohiber les signes religieux au travail ?

CJUE

 

Deux arrêts majeurs pour les politiques d’entreprise
Les balises nouvelles mises par la Cour de Justice de l’Union européenne

 

Le 14 mars 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée sur les deux questions préjudicielles que lui avaient adressées les Cours de cassation belge et française sur l’épineuse question du port du foulard sur le lieu de travail.

Dans chacune des affaires en question, il est question de la licéité du licenciement d’une travailleuse portant un voile islamique, motivé sur base du fait que les entreprises concernées jugeaient inapproprié le port d’un tel signe religieux par une employée dans ses relations avec les clients. Loin des nombreux slogans simplifiés par les médias (°), la Cour fournit, par une argumentation minutieuse, quelques clarifications quant à la manière dont les juges nationaux doivent interpréter la Directive européenne 2000/78 sur l’égalité en matière d’emploi, afin que ces derniers puissent in fine se prononcer sur le caractère discriminatoire – ou non – des licenciements en l’espèce.

Une pierre d’achoppement nommée neutralité

Les deux arrêts rendus le même jour (et qui ont reçu des publicités très variables) n’adoptent pas du tout le même ton envers le foulard islamique.  Les circonstances propres à l’une et l’autre affaire variaient tout autant. L’entreprise belge de gardiennage et de sécurité (G4S) invoquait un principe idéologique de neutralité politique, philosophique et religieuse (au départ non-écrit) pour justifier le licenciement de Mme Achbita.  Du côté de l’entreprise française de conseil informatique (Micropole), l’existence d’une telle politique d’entreprise est plus discutable, la décision de licenciement de Mme Bougnaoui se basant avant tout sur les desiderata de l’entreprise cliente de ne pas accueillir de consultante portant le foulard.

L’existence ou non de cette règle interne de neutralité explique non seulement les différences dans le libellé des questions posées par les hautes juridictions belge et française, mais conduit aussi logiquement la CJUE à des conclusions distinctes pour l’une et l’autre affaire.

Sur ces deux arrêts très attendus, on restera bien conscients de ce que la CJUE ne se prononce pas de manière décisive sur le bien-fondé des décisions de licenciement de chaque entreprise concernée vis-à-vis de leur employée désireuse de porter le foulard islamique. Saisie de deux questions préjudicielles, la Cour fournit des indications contraignantes aux Cours de cassation belge et française pour leur permettre de trancher les affaires en question, tout en leur laissant une marge d’appréciation dans leur qualification juridique des faits.

La CJUE insiste tout d’abord sur le fait qu’en droit européen, tant au niveau du Conseil de l’Europe que de l’Union européenne, la liberté de religion doit être interprétée de manière large, et que celle-ci comprend aussi l’expression des convictions individuelles en public.

Bougnaoui c. Micropole (FR) – Une injonction de discriminer par la clientèle vaut discrimination directe

Dans le cas français, la CJUE commence par indiquer qu’elle n’est pas en mesure de déterminer si une règle de neutralité existait ou non en l’espèce chez Micropole. Dans l’hypothèse où ce principe de neutralité n’est pas vérifié, la Cour souligne en toute logique que le fait de réserver un traitement différent à une employée sur base de sa religion (en l’occurrence, lui interdire le port du foulard) équivaut à de la discrimination directe. La circonstance que cette interdiction est basée sur les souhaits de l’entreprise cliente de ne pas recevoir de personne portant le foulard ne justifie en rien la décision de l’entreprise. En d’autres termes, l’injonction de discriminer formulée par le client et suivie par l’employeur équivaut à une discrimination directe de la part de l’employeur. En réponse à la Cour de cassation française, la CJUE indique donc bien qu’une telle distinction ne peut être justifiée par le fait que celle-ci constituerait une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » – seule dérogation à la discrimination directe prévue par la Directive –, car le souhait des clients n’est pas une notion objective mais bien subjective.

L’arrêt Feryn rendu en 2008 par la CJUE, au sujet d’une société d’installation de portes de garage belge, allait déjà dans le même sens. Pour rappel, le gérant de la société Feryn avait indiqué publiquement qu’il n’engageait pas de candidats allochtones, car ses clients étaient réticents à recevoir ces personnes chez eux. La Cour avait bien indiqué que l’argument lié au souhait des clients ne venait en rien justifier une telle discrimination directe.

Achbita c. G4S (BE) – Une discrimination indirecte… justifiable par la neutralité… mais disproportionnée ?

Dans l’affaire belge, le fait que la règle de neutralité en vigueur au sein de G4S s’applique de manière générale aux convictions religieuses, philosophiques et politiques a pour conséquence que nous ne sommes pas en présence d’une discrimination directe envers Mme Achbita : la règle de neutralité dans son libellé ne vise pas les convictions religieuses en particulier, ni une religion en particulier.

Malgré tout, sans qu’elle y soit obligée (puisque la Cour de cassation de Belgique interrogeait uniquement la Cour sur l’existence d’une discrimination directe), la CJUE va formuler des indications quant au fait de savoir si le licenciement pourrait être malgré tout correspondre à une discrimination indirecte dans le chef de G4S. Si le principe de neutralité tel qu’appliqué chez G4S conduit en réalité à désavantager en particulier les personnes d’une conviction donnée, en l’occurrence les femmes musulmanes portant le foulard, les juridictions belges pourraient conclure à une discrimination indirecte.

Pour aider la Cour de cassation belge à déterminer si cette discrimination pourrait être justifiée par un objectif légitime, mais aussi appropriée et nécessaire en l’occurrence, la CJUE va lui fournir quelques repères.

En premier lieu, la CJUE considère « en principe » légitime le « souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients », sur base de sa liberté d’entreprise, « notamment lorsque seuls sont impliqués (…) les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients ».

Mais la Cour précise que cet objectif légitime de neutralité n’est valable que si la politique de neutralité est appliquée de manière « cohérente et systématique », en d’autres termes, si cette neutralité ne vise pas seulement le foulard mais s’applique aussi à l’égard de tous les autres signes convictionnels.

Enfin, la CJUE suggère aux juridictions belges de se poser la question de savoir si, afin de concilier les intérêts en présence, et d’éviter tout licenciement, il n’aurait pas été possible pour G4S de muter Mme Achbita, désireuse de porter le voile, à un autre poste interne qui n’impliquait pas de contact avec la clientèle.

Ces dernières lignes illustrent bien les nombreuses interrogations qui subsistent après une lecture approfondie et attentive de ces deux arrêts, quant à la manière dont les Cours de cassation belge et française se saisiront des lignes directrices fournies par la CJUE. Gageons que les hautes juridictions sauront profiter de ces balises pour dégager une solution méthodique et cohérente sur la question de l’expression des convictions dans l’entreprise, afin qu’un vent judiciaire plus apaisé puisse souffler sur ce climat médiatique décidément bien électrique.

Léopold Vanbellingen

Chercheur-doctorant à la Chaire Droit & religions de l’UCL

(°) Voy. la position du Rapporteur général de l’Observatoire français de la Laïcité, qui regrette les formules à l’emporte-pièce des médias sur ces arrêts. Des médias souvent peu… neutres.



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