Les apparences de légitimité 13 décembre
On reproduit ici le « Focus » thématique rendu public par le Ciaosn – Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (Loi du 2 juin 1998) dans son dernier Rapport bisannuel 2011-2012 (13 novembre 2013, pp. 15-18).
« LES RISQUES LIES
A L’USAGE DE FAUSSES APPARENCES DE LEGITIMITE PUBLIQUE
Certains groupements revendiquent comme garantie de légitimité diverses formes plus ou moins directes de reconnaissance publique. Il en résulte des apparences diverses, rarement infractionnelles, mais qui peuvent induire le public en erreur, par négligence ou désinformation. Ce focus entend montrer la vigilance du Centre sur divers aspects de tels risques potentiellement dommageables.
Dénominations apparemment officielles, mais d’origine non publique.
Certaines apparences de légitimité sont d’origine purement privée, voire le cas échéant construites de toutes pièces. Ainsi, un vocabulaire aux semblants officiels, publics, voire internationaux peut créer une apparence de légitimité ambiguë: ainsi verra-t-on utiliser à titre privé les notions de justice, de tribunal, de commission des droits de l’homme, d’administration, d’université, etc. Dans la mesure où ces concepts ne sont pas légalement soumis à une appréciation des pouvoirs publics, leur usage n’est pas en soi une infraction ou une faute. La plupart des religions traditionnelles usent d’ailleurs de ce type de vocabulaire «officiel ». Il reste que la confusion, souvent évitée envers les grands mouvements, l’est bien moins envers des groupements nouveaux, méconnus, voire contestés. Il importe que le public puisse être informé de l’ambivalence, voire de l’illusion, de ce type de vocabulaire et qu’il apparaisse clairement que ni l’origine ni la légitimité n’en sont garanties par l’État.
Ambiguïtés à la périphérie des dénominations reconnues en droit public
Parfois, certaines apparences peuvent s’adosser à des dispositifs publics. Ainsi, diverses ambiguïtés gravitent à la périphérie du régime explicite de reconnaissance publique de cultes et organisations philosophiques non confessionnelles, pourtant fondé sur la Constitution et les lois qui en résultent. À ces reconnaissances, accordées à six cultes et à la laïcité, ne sont attachés que des effets limités : ainsi, la rémunération publique de certains ministres des cultes et délégués laïques, l’octroi d’heures de cours au sein de l’enseignement public, de temps d’antenne de radio et de télévision, de places d’aumôniers ou de conseillers au sein des prisons, etc. Comme l’indique le texte même de la Constitution, et comme l’a confirmé la Commission parlementaire d’enquête en 1997, ces reconnaissances supposent une absence d’atteinte majeure et manifeste à l’ordre public, et attestent plus positivement d’une utilité sociale entendue de façon générale et non singulière. En revanche, le fait de relever d’un culte ou d’une philosophie reconnus n’élude aucune responsabilité pénale de droit commun, et ne garantit pas l’innocuité de toute initiative prétendant se rattacher à ces organisations et traditions. On relèvera encore que l’ensemble des communautés locales d’un culte ou d’une philosophie reconnus n’est pas nécessairement bénéficiaires d’une reconnaissance spécifique — relevant des compétences régionales — et nécessaires pour être intégrés au système de soutien matériel. Aussi bien, certaines communautés locales et particulières, tout comme des ministres isolés, pourraient se targuer, sans infraction spécifique, d’un certain rattachement à un culte « reconnu », sans l’être en propre, et prétendre y puiser une légitimité, alors même que le droit belge n’entend pas la garantir. Ici encore, une certaine vigilance s’impose et doit être rappelée.
Apparence liée à l’usage de références légales distinctes de tout contrôle d’ordre public
Certaines législations accordent des effets de droit ou des avantages matériels de façon relativement automatique, en dehors même du régime des cultes et philosophies reconnues. De tels octrois ne garantissent dès lors pas nécessairement l’innocuité des groupements qui les sollicitent, ni l’absence de dérives potentielles. Il en va de la sorte en droit belge, par exemple de l’exemption fiscale du précompte immobilier accordé sur la base de l’art. 12 du Code des impôts sur les revenus pour tous les immeubles « affectés sans but de lucre à l’exercice public d’un culte, ou de l’assistance morale laïque ». Certains groupements peuvent en venir à faire valoir comme titre de « reconnaissance » l’octroi de tels avantages publics, alors qu’en réalité aucun contrôle ni garantie n’y est associé.
La référence à des données étrangères
La diversité des droits et des régimes des cultes et des philosophies est grande en Europe. On note par exemple une grande polysémie du concept même de «reconnaissance» ou d’ «enregistrement». Il apparaît que divers États «enregistrent» des groupements religieux avec d’autres effets, mais aussi d’autres conditions que celles prévues par le droit belge. Ces conditions peuvent être notamment plus légères, voire carrément absentes, dans le cadre d’enregistrement sur simple déclaration (par exemple certains niveaux d’enregistrement en Espagne ou dans les Pays Nordiques). Certains mouvements transnationaux risquent alors de prêter à des enregistrements étrangers des effets de garantie d’innocuité dont ils sont en réalité dépourvus. Les ambiguïtés liées aux données étrangères ne relèvent pas nécessairement d’une différence des droits. Elles peuvent également relever d’une variation d’ordre factuel et sociologique. En effet, rien ne garantit en soi l’homogénéité transnationale des pratiques d’un mouvement malgré une dénomination commune. Des spécificités locales peuvent justifier que certains groupements remplissent ou non des critères identiques à travers des établissements nationaux différents. Des dérives peuvent ainsi être maîtrisées à l’étranger et non en Belgique, ou évidemment l’inverse. Toute référence à des données étrangères appelle donc une certaine prudence, non pas par crainte de l’ «étranger» mais en raison d’un déficit d’information éventuelle quant à la signification réelle de ces données. Dans cette mesure, le Centre s’attache tant à documenter des données belges qu’à évaluer la portée de données étrangères, juridiques ou factuelles.
Une publicité trompeuse donnée à des décisions judiciaires
Un certain nombre de décisions judiciaires, y compris de juridictions internationales comme la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’homme, ne portent pas sur le fond ou la substance d’une organisation ou de ses pratiques, mais sur des questions de technique juridique, relevant par exemple de délais déraisonnables des procédures publiques, leur fondement sur des textes légaux ambigus ou inexistants, ou encore d’un défaut formel de motivation par les autorités nationales. De ce point de vue, de nombreuses décisions par lesquelles une organisation obtient la condamnation d’un État montrent certainement les torts procéduraux de cet État. En revanche, elles n’établissent nullement un quitus judiciaire qui garantirait la conformité des pratiques de ce groupement à l’ordre public international. Or, l’usage médiatique que font certains groupements de tels jugements progresse dans le cadre de véritables campagnes de légitimation. Sans nullement nier que de telles campagnes peuvent relever de la liberté d’expression, il n’en reste pas moins que l’usage fait des références judiciaires peut être l’indice de manquements à une réelle éthique de communication et conduire à une manipulation des personnes non informées des subtilités judiciaires. Plus fondamentalement encore, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme interdit aux États, et s’interdit à elle-même, toute évaluation — négative comme positive — de la légitimité des doctrines religieuses. Elle valide seulement les mesures liées à l’atteinte à des droits ou à l’ordre public tel que défini par l’alinéa 2 de l’article 9 de la Convention européenne. Ainsi, depuis un arrêt Manoussakis du 29 aout 1996, la Cour rappelle que « les États disposent du pouvoir de contrôler si un mouvement ou une association poursuit, à des fins prétendument religieuses, des activités nuisibles à la population », tout en confirmant que « le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci ».
La croyance populaire selon laquelle la plupart des discours en des lieux publics ont nécessairement passé avec succès l’épreuve d’une censure d’État
La jurisprudence récente fournit encore un dernier exemple d’utilisation trompeuse de reconnaissances publiques apparentes. Il s’agit de la portée à attribuer au fait qu’une autorité publique accepte de mettre à disposition d’un groupement un local public, un panneau d’affichage public, une salle de conférence, etc. Il en va de même pour la location de salles de cours par des écoles publiques ou des universités. Le simple fait de cette mise à disposition emporte-t-il ou non une approbation implicite de la part des autorités concernées? La réponse a été discutée, et controversée, dans un arrêt du 13 juillet 2012 de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, Mouvement raëlien contre Suisse. Selon l’opinion dissidente de plusieurs juges, «(…) la lutte contre les dangers et les dérives sectaires doit être menée et un État peut être amené à interdire des associations qui violeraient gravement les valeurs démocratiques. Mais il est difficile d’admettre qu’une association légale, qui dispose d’un site non interdit, ne puisse pas utiliser l’espace public pour promouvoir ses idées par des affiches qui ne sont pas illicites en elles-mêmes. Quant à l’argument selon lequel, en acceptant une campagne d’affichage dans l’espace public, la ville cautionnerait ou tolérerait les opinions en cause, il nous semble non seulement peu réaliste par rapport au rôle actuel des villes, mais surtout dangereux. A contrario, cela reviendrait à soutenir que la liberté d’expression dans l’espace public pourrait être restreinte pour la seule raison que les autorités sont en désaccord avec les idées développées. L’article 10 de la Convention risquerait de devenir lettre morte ». Telle n’a pas été la position de la Cour, qui a au contraire estimé « que les autorités internes ont pu de bonne foi penser qu’il était indispensable, pour la protection de la santé et de la morale ainsi que pour la prévention du crime, d’interdire la campagne d’affichage » qui faisait référence à un site internet vantant la géniocratie et le clonage humain. La question n’était pas de savoir si les autorités suisses étaient en soi habilitées à contrôler (et selon quels critères) les contenus des affiches apposées sur des emplacements publics, mais de prendre en compte le fait qu’une population vulnérable et mal formée estimait que de tels lieux d’affichages faisaient l’objet d’un soutien public et d’une garantie d’innocuité.
Le Centre est régulièrement appelé à expliciter auprès de diverses institutions les risques qui seraient pris inconsciemment en laissant se déployer ou s’instrumentaliser de faux effets de légitimation. Éviter ces risques appelle en premier lieu une information claire de la population sur les usages de certains mouvements, mais aussi une information des autorités publiques quant aux modalités par lesquelles elles peuvent expliciter leur distance, voire leur mise en garde envers certains discours et certaines instrumentalisations de prétendues reconnaissances publiques. «
(CIAOSN, Rapport bisannuel 2011-2012 13 novembre 2013, pp. 15-18).