4 conditions européennes pour une neutralité exclusive

 

Triangle rouge3

Restriction des expressions religieuses et philosophiques des fonctionnaires : selon la CJUE, dans son arrêt Commune d’Ans du 28 novembre 2023, l’invocation de la neutralité n’exempte pas l’administration d’une justification in concreto

Une administration publique peut-elle se borner à invoquer le principe de neutralité pour interdire le port de signes religieux à ses fonctionnaires ? C’est notamment à cette question qu’a été amenée à répondre la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans un arrêt rendu le 28 novembre 2023. Était ici en cause la réglementation de la commune d’Ans, en Belgique, interdisant à l’ensemble de ses fonctionnaires (en contact ou non avec le public) le port de signes religieux, au nom de la « neutralité exclusive ». Une fonctionnaire occupant une fonction sans contact avec le public, et par ailleurs désireuse de porter le voile islamique au travail, conteste la validité de cette interdiction sur le plan de la liberté de religion et de la non-discrimination.

Cette affaire constitue le dernier arrêt en date de la jurisprudence luxembourgeoise sur le fait religieux au travail (après les arrêts Achbita et Bougnaoui de 2017, l’arrêt WABE-Müller de 2021 et l’arrêt LF c. SCRL de 2022). La CJUE se voyait ainsi offrir l’opportunité de préciser, enrichir et clarifier les critères dégagés dans ses arrêts précédents concernant la compatibilité d’une restriction générale des expressions religieuses des travailleurs avec le droit européen de la non-discrimination.

Pour la première fois, la Cour était amenée à envisager cette question dans le contexte du secteur public, et non celui d’une entreprise privée. Cette spécificité allait-elle conduire la CJUE à proposer des conditions de justification distinctes de celles développées jusqu’ici concernant l’invocation de la neutralité restrictive par les employeurs privés ?

La CJUE choisit apparemment de ne pas distinguer l’État d’une simple ntreprise sur ce point. Rappelons – à l’instar de la CJUE – que la Directive 2000/78 relative à l’égalité en matière d’emploi, sur laquelle se fonde la CJUE, s’applique tant au secteur public que privé, et que les critères de justification des discriminations qu’elle prévoit ne diffèrent pas véritablement d’un secteur à l’autre.

Ceci explique en partie le choix opéré par la CJUE de reprendre les critères de validité de la neutralité religieuse de l’entreprise privée pour les appliquer au contexte de l’administration.

La Cour procède en deux étapes distinctes et cumulatives. La première concerne la légitimité des objectifs poursuivis, la seconde concerne la validité de la mise en œuvre de ces objectifs. Occulter la second étape reviendrait à falsifier l’arrêt tout entier.  Si en première étape, la neutralité se voit confirmée en tant qu’objectif légitime d’une restriction des expressions religieuses de l’ensemble des travailleurs (qu’ils soient ou non en contact avec le public), en seconde étape de l’arrêt l’administration n’échappe pas à la nécessité de justifier une telle restriction in casu.

Les 4 conditions imposées par la CJUE et à vérifier par les juges nationaux

Il appartient à l’employeur public, au même titre qu’à l’entreprise privée, de prouver le respect de quatre conditions cumulatives : la mise en œuvre « cohérente et systématique » d’une telle neutralité exclusive (1), la limitation de cette restriction au « strict nécessaire » (2), l’application de l’interdiction à l’ensemble des signes convictionnels, notamment religieux ou philosophiques, même de petite taille (3), de même que la pondération des intérêts respectifs de l’administration et des travailleurs (4).

Si la Cour ne reprend plus la mention explicite du critère relatif à la preuve d’un « besoin véritable » mentionné dans l’arrêt WABE-Müller, ni l’hypothèse d’un « détournement de la neutralité » évoqué dans l’arrêt LF c. SCRL, elle maintient son exigence d’un contrôle objectif de la mise en oeuvre du règlement. L’arrêt frappe plus fondamentalement par l’absence globale de distinction qu’il opère entre le secteur privé et l’administration publique s’agissant de l’invocation de la neutralité exclusive. Même lorsqu’elle est mobilisée dans son contexte étatique originel, la CJUE laisse entendre que la neutralité ne peut être envisagée comme une formule magique permettant à l’employeur d’échapper aux exigences de justification casuistique du droit de la non-discrimination. Les options prises par une autorité de droit public ne bénéficient d’aucune immunité de principe. Ainsi, encore, la Cour entend invalider les règlements qui se borneraient à frapper le port de signes dits « ostensibles ». Si un seul petit signe convictionnel, religieux ou philosophique, était toléré par l’administration, c’est l’ensemble de son règlement qui se trouverait invalidé au titre du droit européen. Cette position rigoureuse prise précédemment par la Cour à charge des entreprises privées, est aujourd’hui d’application en droit public.

Ainsi, alors que l’invocation croissante de la neutralité par les employeurs privés semblait jusqu’il y a peu marquer un mouvement de « privatisation » de la neutralité de l’État vers l’entreprise, l’assimilation de l’administration au secteur privé sur ce point semble désormais témoigner d’un mouvement d’influence inverse, de la neutralité d’entreprise vers celle de l’État.

Marge d’appréciation et options multiples des entités étatiques et infra-étatiques

Pour fonder sa décision, la CJUE rappelle en outre la marge d’appréciation dont bénéficie chaque État membre y compris, « le cas échéant, ses entités infra-étatiques », « dans la conception de la neutralité du service public qu’il entend promouvoir sur le lieu de travail ». Ainsi, l’objectif de « neutralité exclusive » visant à instaurer un « environnement administratif totalement neutre » apparaît a priori légitime (« en fonction du contexte propre qui est le sien et dans le cadre de ses compétences »), au même titre, poursuit la Cour, qu’un modèle de neutralité consistant en une « autorisation générale et indifférenciée du port de signes visibles de convictions », ou en une autorisation limitée aux fonctionnaires sans contact avec les usagers.

En insistant sur la pluralité des formes légitimes de mise en œuvre de la neutralité, la CJUE rejoint ici la position développée par la Cour constitutionnelle belge dans son arrêt du 4 juin 2020 (relatif à l’interdiction des signes convictionnels pour les étudiants d’un établissement d’enseignement supérieur), à l’occasion duquel celle-ci considérait que « différentes conceptions de la  »neutralité » peuvent être compatibles » avec les droits fondamentaux et qu’il « n’appartient pas à la Cour de privilégier une conception de la « neutralité » par rapport aux autres conceptions envisageables ».

Toutefois, en insistant à plusieurs reprises sur la nécessité d’une vérification « objective » de la nécessité d’une telle neutralité restrictive, la CJUE semble clairement envisager cette neutralité dans une perspective instrumentale – au service d’objectifs eux-mêmes extérieurs à la religion, telle que la cohésion sociale –, et exclure ainsi toute légitimité à une neutralité proprement idéologique [1].

Il revient désormais au juge national – en l’espèce, le Tribunal du travail de Liège – de vérifier si l’interdiction des signes religieux fondée sur la neutralité, telle qu’adoptée et mise en œuvre par l’administration communale d’Ans, répond à un besoin objectivable et est mise en œuvre de manière systématique, ou si celle-ci équivaut plutôt à une appréciation idéologique de la neutralité religieuse des travailleurs.

Dr Léopold VANBELLINGEN
Chercheur à la Chaire Droit & Religions (UCLouvain)


[1]  La Cour écarte l’hypothèse selon laquelle l’interdiction fondée sur la neutralité, dès lors qu’elle « semble toucher une majorité de femmes », constituerait une discrimination fondée sur le sexe. Cette question est jugée irrecevable, dans la mesure où la discrimination sur la base du sexe relève d’une autre directive, non visée par le renvoi préjudiciel, et en raison de l’absence d’éléments factuels en la matière



La liberté de religion des femmes entre expertise et idéologie

6181e0362800002279a74b2d

Qu’il s’agisse d’une candidate juriste de la STIB ou d’une Commissaire du Gouvernement, ou d’une campagne récente du Conseil de l’Europe en faveur de la tolérance et de la diversité, la façon dont les femmes s’habillent demeure particulièrement sensible, surtout si les motifs en semblent religieux.

La réaction très vive du Gouvernement français face à la campagne du Conseil de l’Europe montre que l’argument de la neutralité publique n’est pas le seul en cause, et que bien d’autres narratifs sont en conflit quant à la (re)présentation de la femme dans nos sociétés, ainsi que sur la diversité culturelle et la signification de la liberté de religion.

Tout cela sans réel recours à l’expertise scientifique ou à des données objectives. Une étonnante posture au moment où les Gouvernements actuels, dans d’autres dossiers, se replient si souvent derrière « les experts » ou « les données ».  En fait, une tension extrêmement vive se déploie pour disqualifier l’ensemble de l’expertise universitaire en sciences humaines sur ces questions au prétexte de leur haute teneur symbolique. L’autonomie de la science face au politique semble alors mise en cause avec la même force et les mêmes méthodes que celles utilisées par certains activistes des théories du complot.  Nous reproduisons ici une opinion publiée en juin dernier, par La Libre Belgique, qui appelle à renouer entre régulation publique et sciences humaines, au gré de chaque contexte. 

Nos sociétés changent et se diversifient. Il s’agit d’un apprentissage parfois complexe. Ces mutations ne laissent pas indemnes les concepts de neutralité de jadis.
Que nos législateurs aient à prendre leurs responsabilités pour définir les exigences d’une neutralité bien comprise au gré de ces mutations et aussi des diverses structures publiques est une évidence.
Cette tâche ne suppose toutefois pas seulement une majorité politique mais aussi une conformité aux normes européennes et internationales des droits humains, tant en termes de proportionnalité qu’en termes de non-discrimination. “Le principe de neutralité du service public n’est pas un joker que l’on peut brandir de manière abstraite et désincarnée”. Tout ceci suppose un travail d’objectivation et de pondération.
La neutralité n’est pas une fin en soi. Elle est un outil d’égalité et de liberté. De ce point de vue, il serait illusoire de tenter de produire une réponse unique, uniforme, sans nuance, ni contextualisation. Les diverses commissions consacrées à l’interculturalité l’ont démontré à suffisance. La Cour Constitutionnelle et le Conseil d’État ont eux-mêmes confirmé la variété des modèles de neutralités qui coexistent en Belgique et en font l’originalité.

Confirmer un modèle belge

Plutôt que de se demander s’il convient de s’aligner sur un modèle français dont trente années de débats et d’incertitudes débouchent aujourd’hui sur une actualité parlementaire pathétique ou sur un modèle anglo-saxon qui lui aussi se cherche et constate ses limites, ne faut-il pas précisément confirmer un modèle belge, sans doute à mi-chemin, et dont la richesse et les compromis constituent une voie originale.
Ce serait en tout cas un aveu de faiblesse de se focaliser sur de pâles copies inadaptées à notre histoire et à nos réalités, et dont les échecs et les limites sont au surplus patents !

Les questions à se poser

Sans déposséder le politique, mais loin de toute idéologie, nous avons aussi besoin d’expertises et d’objectivations nouvelles. Il n’y a pas que la crise du Covid qui appelle des indications scientifiques. Quels sont les effets sociaux et économiques de telles ou telles solutions ? Comparons les résultats obtenus par des communes aux règles différentes ? Les politiques d’interdiction et d’exclusion limitent-elles les cas d’abus ou d’extrémisme ou les avivent-elles ? Pourquoi négliger l’apport de nombreuses études internationales de psychologie sociale ou de sociologie portant sur le sujet ?
Ce travail original, dégagé de soi-disant modèles étrangers, est la tâche ardue mais stimulante qui attend nos Parlements. À l’atermoiement ne doit pas succéder la précipitation mais l’analyse. Il s’agit d’une véritable responsabilité politique qui sera jugée par l’Histoire : l’Histoire des Démocraties et de leurs capacités d’admettre la diversité qui caractérise aujourd’hui nos sociétés au quotidien. La neutralité des structures publiques se jauge au gré de la société dans laquelle elle s’inscrit aujourd’hui et au gré de ses évolutions. N’est-ce pas ce que notre Cour constitutionnelle a elle-même acté, en 2015, dans le cadre d’une affaire montée de toutes pièces, en indiquant que le cours de morale non confessionnelle, réputé neutre depuis 1959, avait rétroactivement cessé de l’être en 1993 et qu’il convenait donc d’en prévoir la possibilité de dispense ?
Les apparences, modes et cultures, évoluent, elles aussi, dans un monde libre. La longueur des barbes, des robes, des jupes, des pantalons, la couleur ou la taille des foulards ou des piercings, traduisent dans leur grande variété, les nouvelles normes standards d’une apparence plus diversifiée que jadis. Les débats sur la neutralité deviennent très singuliers quand ils portent sur l’implicite de certaines apparences, ou sur le calcul qui distinguerait l’ostensible et l’ostentatoire, suscitant des polémiques du soupçon qui devraient sembler anachroniques dans nos sociétés réputées pluralistes. Le souci des apparences d’autrui, outre les risques de dérives, semble légitimer les émotions les plus irrationnelles d’une population qui est aujourd’hui pourtant réputée instruite et tolérante.

L’illusion d’une loi absolue

Le flou entretenu dans le débat public entre revendications politiques et styles de vie témoigne d’un autre amalgame à interroger entre les spécificités culturelles, religieuses et politiques. On se souviendra en tout cas que nos droits européens interdisent d’imputer à une personne la signification intime qu’elle donnerait ou non à un objet, et prohibe de l’interroger à ce sujet contre son gré. Ici encore, pas de législation sérieuse sans expertises des sciences humaines et sociales.
Enfin, entretenir l’idée qu’une législation permettrait de régir dans l’abstrait et de façon absolue l’ensemble des réalités sociales et de cadenasser le rôle du pouvoir judiciaire n’est pas seulement une erreur constitutionnelle, mais aussi une illusion. La réalité dépassera toujours la fiction. La meilleure loi peut toujours s’avérer faussée ou lacunaire au gré des cas d’espèce. C’est alors devant le juge que loin d’agiter des “jokers” il conviendra que les pouvoirs publics explicitent leurs positions, et en attestent objectivement. Le recours à l’expertise ne pourra plus être négligé. La responsabilité scientifique du politique est désormais engagée.

Louis-Leon Christians

Publié par La Libre sous le titre L’avenir de la neutralité en Belgique engage la responsabilité scientifique du monde politique https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/06/06/lavenir-de-la-neutralite-en-belgique-engage-la-responsabilite-scientifique-du-monde-politique-UNXLLK7LBBBUBAZP3MGLOJBRWA/



12345...24

ABRESCH ' INFOS |
Bivu |
animeaux |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | essai n°1
| Vivre et décider ensemble
| recitsdautrefois