Jeûne religieux, Ramadan et travail

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Le ramadan durant lequel la communauté musulmane du pays a jeûné de l’aube au crépuscule est une pratique exigeante, et particulièrement durant l’été puisqu’elle engendre déshydratation et perte de concentration. De ce point de vue, cette pratique religieuse a forcément des répercutions sur le travail des croyants. Les salariés pratiquant peuvent-ils adapter leur façon de travailler en période de ramadan ? Est-il possible de décaler une réunion prévue pendant un temps de prière ? Peuvent-ils refuser un déjeuner d’affaires au motif du jeûne ?

En août 2005, l’ancien député Ortwin Depoortere, interrogeait  le ministre de la Fonction publique, de l’Intégration sociale, de la Politique des grandes villes et de l’Égalité des chances sur les règles de l’islam (particulièrement contraignantes) au sein des services publics pendant la période du ramadan : « 1. Les fonctionnaires musulmans bénéficient-ils de facilités particulières? 2. Constate-t-on une augmentation significative des demandes de congé pendant le ramadan? Le cas échéant, cette situation n’entrave-t-elle pas le bon fonctionnement des services? »…La réponse fût brève: « les congés des agents de la fonction publique fédérale sont régis par l’arrêté royal du 19 novembre 1998 relatif aux congés et aux absences accordés aux membres du personnel des administrations de l’État, arrêté applicable à tous les agents sans considération de leur appartenance philosophique ou religieuse ou de leur origine. 2. Compte tenu de la réponse donnée au point ci-dessus, le point 2 est sans objet ».

En 2005 donc, au sein de la fonction publique, l’appartenance philosophique ou religieuse des employés n’était pas prise en compte pour les demandes de congés et les absences.

Comment traite-t-on ces questions dans les autres secteurs d’activités ?

Dans un arrêt du 1er mars 1999, la Cour du travail de Mons s’était déjà penchée sur cette question du ramadan sous-jacente à un litige relatif au caractère « grave » du licenciement d’un employé qui émettait de faux rapports de visite et rentrait régulièrement chez lui pendant la période du Ramadan avant 17 heures. L’employeur reprochait notamment de n’avoir jamais été averti par l’intimé de l’horaire particulier qu’il aurait pratiqué en période de Ramadan. En l’espèce, le motif grave n’a pas été retenu, car notamment … le congé avait été envoyé tardivement.
La question du fait religieux en entreprise mobilise régulièrement le débat public. Le fait religieux interroge l’entreprise et son management. Il pose la question de la régulation du vivre ensemble dans cet espace privé et celle de la prise en compte des personnes au-delà de leur contribution à l’activité.

Ces cinq dernières années, les pouvoirs publics belges ont multiplié les initiatives, fédérales ou régionales, dans le but d’encourager les entreprises à mener des politiques de Diversité : charte de la diversité, plan de la diversité, Label de la Diversité, Label Egalité Diversité, etc.

Deux dynamiques se déploient depuis quelques années à des plans très différents : en droit, des débats forts polémiques se portent sur les « aménagements raisonnables » ou les « exceptions de conscience » en matière de travail ; tandis qu’en gestion du personnel, c’est le management interculturel qui se teste dans une grande diversité d’expériences et d’usages. Le volet juridique s’interroge sur les droits et obligations, tandis que le volet managérial s’adresse plutôt à l’efficience pragmatique de l’entreprise.

La confusion des deux volets conduit à de nombreux malentendus. Toutes les dimensions du savoir-vivre ensemble ne relèvent pas nécessairement d’obligations juridiques, mais concernent en revanche les conditions de travail et de productivité de l’entreprise. Le tout-au-droit est certainement une première dérive. Une seconde dérive de la formalisation juridique tient à des arrière-plans idéologiques qui s’exacerbent lorsque vient le moment de la formalisation de « principes ». Or précisément, l’adaptabilité et la flexibilité mutuelles des relations humaines sont par hypothèse difficiles à couler dans des cadres formels. Enfin, une troisième dérive découle d’une confusion entre les solutions applicables au sein d’administrations publiques et celles propres à des acteurs privés. La différence à maintenir entre ces deux champs a été clairement rappelé en mars 2013 par une institution judiciaire non suspecte : la Cour de cassation de France, dans une affaire Baby-Loup, dans laquelle une crèche privée, Baby-Loup, se revendiquait, à tort selon la Cour, du principe de laïcité réservé aux structures de l’Etat. Pour la Cour de la République, le principe de laïcité est insusceptible d’être accaparé par des sociétés privées, du moins sans justification spécifique liée à la productivité de l’entreprise (voy. par exemple, L.-L. CHRISTIANS, « La religion dans l’entreprise en droit belge : une relecture de l’influence internationale de l’arrêt français Baby-Loup », Revue juridique Les petites affiches, Juillet 2013)

Un ouvrage très intéressant de Younous LAMGHARI, L’Islam en entreprise : la diversité culturelle en question , éd. Academia-L’Harmattan, coll. « Islams en changement », 2012 analyse le rapport qu’ont les travailleurs et la direction de la STIB à l’Islam et l’usage qu’ils en font.  Plusieurs musulmans ont notamment expliqué que ce qui les motive à travailler à la STIB est la liberté de pratiquer leur religion, ou plus précisément, le fait d’être pris au sérieux. La STIB apparaît à ce titre comme une entreprise attentive aux pratiques religieuses de ses salariés.  Problème ignoré par le passé, aujourd’hui le ramadan fait l’objet d’une attention particulière des gérants de la STIB pour coordonner ses équipes. C’est ainsi qu’un consensus a été trouvé autour des congés de ses employés : un système d’échange de jours de congés pour satisfaire, autant que faire se peut, à la fois les travailleurs musulmans et les non-musulmans. Autrement dit, les travailleurs musulmans qui désirent travailler pendant la période de Noel/Nouvel An le font savoir en s’inscrivant sur une liste, ce qui permet à davantage de travailleurs « autochtones » de prendre congé pendant la période des fêtes. En échange, ces derniers prestent pendant les jours des fêtes musulmanes. Pour le responsable de l’assessment, ce système est « gagnant-gagnant ». La collaboration entre les travailleurs issus des deux systèmes culturels dans la gestion des congés rend compte du pragmatisme dont ils font preuve, dès lors que la coopération satisfait leurs besoins subjectifs.  Le pragmatisme comme outil de gestion de la diversité culturelle en Belgique fait écho au célèbre « compromis à la belge ».

D’autres cas semblent plus compliqués. Ainsi, en France, une polémique avait éclaté en juillet 2012 à Gennevilliers après le renvoi des quatre animateurs de jeunesse travaillant pour cette mairie, pour cause… de jeûne. Le licenciement invoquait l’article 6 du contrat de travail signé par les employés, selon lequel chacun d’entre eux s’engage à « veiller à ce que lui-même ainsi que les enfants participant à la vie en centre de vacances se restaurent et s’hydratent convenablement, en particulier durant les repas ». L’affaire de Gennevilliers est devenue un sujet de société. La capacité, ou non, pour des musulmans de répondre à leurs obligations professionnelles s’ils jeûnent a été débattue dans les medias français, jusqu’à ce que, comme souvent, la politique intervienne.

En France, au niveau légal, la loi stipule qu’aucun salarié ne peut réclamer un traitement particulier en raison de ses croyances. D’ailleurs, l’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché et (article L. 1121-1). Mais en pratique, l’interprétation de la loi française varie d’une entreprise à l’autre, certaines étant plus souples que d’autres. L’Institut français Randstad et l’ OFRE -Observatoire du Fait Religieux en Entreprise- ont croisé leurs expertises respectives dans une étude sur le fait religieux dont le but est de faire émerger des outils et des processus de ressources humaines pour résoudre les conflits et éviter qu’ils ne prennent de l’ampleur là où l’émotionnel du travailleur est à fleur de peau.

Plus pragmatique, la direction des ressources humaines française d’EDF a publié un premier guide sur le fait religieux en entreprise dès 2009.

Ce guide remarquable a été spécialement conçu pour éviter que des comportements, des avis ou des décisions ne soient guidés dans l’entreprise par la subjectivité et les représentations et ne créent des tensions dans l’organisation du travail et les relations au travail.  Le guide renseigne sur le comportement à adopter lorsque des questions liées au ramadan se posent au sein de l’entreprise.

On y lit notamment que

« Le rôle du manager ou du responsable RH ne consiste pas à arbitrer sur le fondement religieux qui motive le comportement ou la demande du salarié car il n’est pas juge de conscience. En revanche, il doit évaluer les répercussions de ce comportement / cette demande sur le travail en prenant en compte l’intérêt de l’Entreprise mais aussi les droits ou la protection des personnes au travail. »

L’exemple concret du jeûne religieux est abordé à travers 7 cas. On cite ici le premier, renvoyant au Guide EDF pour les autres.

«  »Un salarié demande à finir plus tôt parce qu’il jeûne…
La question que VOUS NE DEVEZ PAS vous poser :
Que dit sa religion ?

Pourquoi ?
Parce que le salarié ne peut vous livrer que sa propre interprétation subjective,
Parce que l’interprétation qu’il fait de sa religion relève de sa liberté de conscience,
Parce que peu importe ce que la religion dit, elle ne « fait jamais loi » au sein d’une Entreprise

Les questions que VOUS DEVEZ vous poser :
1. Est-ce que finir plus tôt entrave la sécurité ? 2. Est-ce que finir plus tôt entrave la sûreté des installations ? 3. Est-ce que finir plus tôt entrave l’hygiène ? 4. Est-ce que finir plus tôt entrave son aptitude à réaliser sa mission ? 5. Est-ce que finir plus tôt entrave l’organisation de l’équipe ? 6. Est-ce que finir plus tôt entrave la liberté de conscience des autres salariés, donc correspond à du prosélytisme ? 7. Est-ce que finir plus tôt entrave les impératifs commerciaux liés à l’intérêt de l’Entreprise

Commentaires : Aucun critère légal ne permet a priori de donner une réponse négative ou positive. C’est au manager d’évaluer s’il y a incompatibilité entre l’aménagement souhaité et l’organisation du travail requise pour la mission de ce salarié. »"

On rejoindra cette analyse en droit belge : aucune règle fixe ne prévaut en cette matière : l’imagination est actuellement au pouvoir !

L’expérience usuelle des entreprises est alors décisive pour repérer et stimuler une variété de bonnes pratiques. Peut-on imaginer une publicité de ces formes de gestions ? Le cas du Guide EDF est remarquable. D’autres entreprises semblent plus discrètes sur leur politique. Sans doute les efforts actuels de labellisation des politiques interculturelles privées sont-ils une voie à la fois efficace et respectueuse des know how propres à chaque management. D’autres formes de diffusion et de promotion, plus globales, peuvent être assurées par divers organismes privés ou publics, notamment le Centre pour l’Egalité des Chances.

A défaut, il appartiendra aux tribunaux puis à la doctrine juridique d’établir et d’analyser un relevé négatif, celui des pratiques condamnées… On sait que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà commencé ce travail, notamment par ses quatre décisions conjointes prises dans son arrêt du 15 janvier 2013, Eweida, Chaplin, Ladele, Mc Farlane c. Royaume Uni , n°. 48420/10, 59842/10, 51671/10 and 36516/10).  On retiendra simplement ici que les réponses de la Cour traitent chaque cas séparément, et leur assurent des issues elles-mêmes différentes en fonction des contextes. La Cour envoie toutefois par là un message fort : aucune position formelle ou de principe ne peut résoudre à l’avance ce type de contentieux, pas même une clause contractuelle. Ce sont des dispositifs et des procédures dynamiques qui sont attendues et qui seront évaluées.

Jancy Nounckele
Chercheuse à la chaire de droit des religions (UCL)
Avocat au barreau de Bruxelles



La main invisible entre civilité et religion

La presse a récemment indiqué (Le Soir, La Libre, 13 mai 2013) qu’un employé à la ville de Bruxelles converti à l’islam a été licencié en raison de son refus de serrer la main de son échevine de tutelle parce que sa religion « lui interdisait de toucher les femmes ». L’employeur a estimé que le devoir de neutralité au sein de l’administration de la Ville devait être respecté et que le personnel devait aussi faire preuve de civilité. Il qualifie l’incident de « fait isolé de la part d’un individu isolé », mais aussi d’ « un acte qui manquait de politesse et de savoir vivre ».  Cet incident n’est peut-être pas si isolé que cela. En effet, le 19 février dernier lorsqu’une autre échevine a visité ses services de la Propreté, une personne d’origine maghrébine avait aussi refusé de lui serrer la main au nom du respect de principes religieux. Edouard Delruelle, alors directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, a estimé que la Ville de Bruxelles avait pris la bonne décision.

Il ne s’agit évidemment pas ici de se prononcer sur ces affaires, dont les données et circonstances précises ne sont pas connues. Il s’agit plutôt de remettre en perspective ces questions qui ne sont pas neuves, et en particulier de montrer combien les tensions se différencient selon les interprétations données aux usages de vie en cause, et en particulier lorsque cette réinterprétation est d’ordre religieux.

En Belgique même, la Cour du travail de Mons s’est prononcée dès 1981 : un travailleur commettait-il un acte fautif grave n’ouvrant pas le droit au chômage, en refusant de serrer la main de son supérieur ?  Non, a répondu la Cour de Mons : pour elle, « ce seul acte fautif ne peut constituer le motif équitable de l’article 134, 2, dans la mesure où il n’est pas établi et il ne peut être raisonnablement soutenu que ce travailleur, par ailleurs protégé (Loi 20 septembre 1948, art. 21, § § 2 et 3; Loi 10 juin 1952, art. 1er bis, § § 2 et 3), a, dans les conditions de fait et de droit de la cause, eu conscience ou aurait dû avoir conscience que son comportement comportait le risque d’un congédiement ». (Cour Trav. Mons (7e ch.), 1 avril 1981, Journal des tribunaux du travail, 1982, p. 8.)

La jurisprudence a adopté une position plus ouverte encore en Suède. On y estime en effet qu’il faut respecter la liberté qu’à chacun de refuser de serrer la main du sexe opposé pour des raisons religieuses. Cette position ressort d’un jugement du Tribunal de première instance de Stockholm en février 2010 dans lequel les juges suédois ont donné raison à un chômeur qui s’était vu radié pour avoir refusé de serrer la main d’une femme durant sa formation professionnelle. Invoquant sa religion, l’homme avait refusé de serrer la main de la femme qui le recevait lors d’un entretien préalable au stage de formation. L’Agence pour l’Emploi suédoise a expliqué avoir exclu le chômeur des allocations en raison de son comportement.  Les juges ont condamné l’Agence pour l’Emploi suédoise à verser la somme de 6.700 euros de dommages et intérêts pour discrimination.

Aux Pays-Bas, en 2006, l’Agence néerlandaise pour l’égalité des Chances avait également donné tort à une école qui avait suspendu une enseignante musulmane refusant de serrer la main de ses collègues masculins (CGB 2006–220/221 (7 November 2006) (voy. l’analyse J. VRIELINK, ‘Nederlandse Commissie Gelijke Behandeling in opspraak: oordeel over handenschudden oogst felle kritiek,’ De Juristenkrant 141 (13). En revanche, en décembre 2009, le Tribunal d’Amsterdam a donné raison à l’agence pour l’Emploi néerlandaise qui retenait une partie des allocations destinées à un homme musulman refusant le travail proposé parce qu’il aurait du serrer la main du sexe opposé. Le Tribunal a estimé que si l’homme voulait toucher des allocations, il devait remplir les obligations qui y sont attachées. Il poursuit en jugeant que la liberté de chacun quant à ses actes ou son apparence doit être respectée, mais qu’elle est limitée dès qu’elle pose un problème majeur pour entrer sur le marché du travail. Cette position avait déjà été adoptée aux Pays-Bas en 2004 quand un Imam a refusé de serrer la main de la Ministre de l’intégration et l’immigration, Rita Verdonk (voy. l’analyse de N. Fadil, « Managing affects and sensibilities : the case of not-handshaking and not-fasting », in Social anthropology, 2009, 17, 4, 439-454). Cette dernière a aussitôt pris un communiqué stipulant que le fait de serrer la main était d’usage aux Pays-Bas et que les Imams se devaient d’être familier des coutumes et valeurs néerlandaises. En 2012, la même question a opposé un avocat musulman qui briguait un poste au département des services sociaux en ayant prévenu que ses convictions religieuses l’empêcheraient de donner la main aux femmes. Sa candidature rejetée, l’homme avait poursuivi l’institution pour discrimination sur la base de la religion. La Cour de La Haye a jugé, le 10 avril 2012, que le refus de serrer la main des femmes est « inacceptable » et constitue une atteinte à l’égalité des sexes. En outre, il ajoute que ce refus est de nature à nuire aux relations entre le conseil et sa clientèle (voy. les analyses de Guido Terpstra, « Handen schudden met de ‘klanten’ van de rechtstaat », Website voor Juristen (2012); R. Kotter, « Verplicht handen schudden, balans tussen integratie en discriminatie », Arbeidsrecht, 2012/10, p. 24-27). Le tribunal d’Utrecht a tranché dans le même sens le 9 janvier 2013.

La France, adopte une position plus rigoureuse encore (Figaro, Liberation). En juillet 2010, la nationalité française a été refusée à un ressortissant marocain en raison de son « défaut d’assimilation à la société française » se traduisant par une  « attitude discriminatoire à l’égard des femmes ». Il avait notamment refusé de serrer la main de l’agent féminin qui l’avait reçu à la préfecture au motif que c’était contraire à sa religion. On rappellera que l’acquisition par un étranger de la nationalité française est soumise à un certain nombre de conditions, notamment son « assimilation à la communauté française » attachée aux principes de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans une affaire de droit du travail, la Cour de cassation de France a également estimé que l’arrêt attaqué avait suffisamment pris en considération le contexte négatif du refus se serrer la main pour justifier avec d’autres éléments, un licenciement, alors même que le demandeur estimait que l’employeur avait implicitement consenti à laisser se déployer un tel usage (cass. fr., ch. soc., 10 novembre 2009, 08-41239)

Les signes de civilité sont des indices autant de l’intégration culturelle des uns que de l’éducation au pluralisme des autres. La société belge n’est plus homogène religieusement. Doit-elle encore l’être culturellement ? A quel point un décalage dans les usages culturels doit-il être considéré comme un manque d’intégration plutôt que comme un manque de sensibilité à la diversité ? Toute variation dans les signes de civilités doit-elle conduire à des escalades juridiques plutôt qu’à un apprentissage de la relativité des coutumes ?

Deux éléments viennent toutefois compliquer ce qui jusque là pouvait apparaître comme une simple question de bon goût. Le premier élément tient à l’intention indirecte que traduirait le refus de signe « de civilité ». Comme l’indique la Cour d’appel de Mons pour motiver sa décision favorable au requérant, ce dernier ignorait l’importance donnée au respect du signe visé. A supposer clairement indiquée la nécessité impérieuse de respecter une tradition culturelle majoritaire, s’y soustraire pourrait traduire un acte de désobéissance, de déloyauté, d’insoumission. Sans doute le contexte devrait-il contribuer à interpréter plus finement l’existence ou non d’un tel dol spécial. Ce n’est en tout cas plus le signe qui est alors en cause, mais l’interprétation de la volonté de l’abstenant.

Un deuxième élément relève non plus de l’intention elle-même, mais de la « géométrie » de celui-ci : à savoir que le refus du signe de civilité ne concerne pas de façon égale les hommes et les femmes. On pourrait imaginer des coutumes minoritaires qui puissent être reçues : il conviendrait qu’elles ne donnent pas à penser qu’elles cautionnement une ségrégation sexuelle ou autre. La casuistique n’est toutefois pas loin : dans certaines institutions belges, l’usage se déploie de s’embrasser pour se saluer. Cet usage s’imposerait-il juridiquement aussi bien envers les femmes que les hommes ?

Une troisième difficulté surgit cependant : elle tient à ce que le refus de signe de civilité n’est pas simplement identifié comme un hiatus culturel, mais comme la conséquence d’une norme religieuse.  Certains commentaires estiment même que serait plus grave le refus émanant d’un converti plutôt que d’une personne dont l’appartenance religieuse serait « culturelle ». Certes, le test d’ignorance pratiqué par la Cour d’appel de Mons permettrait de distinguer certains cas selon que l’on peut ou non présupposer leur obligation de connaître les coutumes dominantes. La porte universelle de l’égale dignité entre les sexes se traduirait-elle par l’imposition de signes culturels eux-mêmes universels, insusceptibles d’aucune réinterprétation « religieuse » ?

Mais il semble que l’on puisse déceler davantage dans l’émoi suscité par ces affaires : à savoir peut-être la crainte de voir se déployer une prétention normative, plutôt que la simple factualité d’une idiosyncrasie ethnographique. De ce point de vue, l’explication religieuse donnée par les personnes en cause, est loin d’être entendue comme une « circonstance atténuante », ou comme la preuve de l’absence d’une intention personnelle négative, ou encore comme une exception de conscience ou une demande d’aménagement raisonnable. La référence religieuse a été explicitée par certains employés en vue d’expliquer que le refus de serrer la main n’a pas pour signification un mépris ou une discrimination, mais une façon différente de témoigner un respect social, y compris envers une personne de sexe différent — comme bien des règles de politesse usuelle en Europe donne encore un statut particulier à la femme. Il reste que loin de tout effet interprétatif ou explicatif, la normativité religieuse semble être ressentie comme un facteur aggravant. Or, autant la jurisprudence de la Cour européenne laisse ouverte l’issue de tels contentieux au gré d’une évaluation de proportionnalité, autant il serait plus difficilement compatible avec cette jurisprudence, que la simple nature religieuse plutôt que culturelle d’une pratique puisse en diminuer la protection internationale. On ferait alors l’hypothèse, en conclusion, que l’arrière-plan normatif d’une prétention qui conduirait l’employeur à anticiper la démultiplication de demandes ultérieures et à redouter la complication qui en résulterait pour la gestion de son organisation ou de son institution.

Un dernier argument pourrait être examiné : celui qui met en tension « neutralité » et « intégration » des signes de civilités. Le fait que le refus récurrent de serrer la main ait pû conduire à un refus de nationalité pourrait laisser croire qu’a fortiori il pourrait justifier une sanction en droit du travail. A bien observer, les deux champs juridiques doivent sans doute être mieux distingué, tant sur le plan de la « neutralité », que sur celui de l’ « intégration ». L’enquête d’intégration en droit de nationalité et la diversité culturelle en entreprise ne relèvent pas des mêmes exigences. Ainsi il pourrait être utile d’évaluer la pertinence en Belgique de l’arrêt que la Cour de cassation de France a récemment rendu dans l’affaire Babyloup (concernant le licenciement d’une employée voilée d’une crèche privée). Selon la Cour de cassation de France, les entreprises ne peuvent revendiquer les catégories et exigences propres aux pouvoirs publics, en ce compris la laïcité républicaine, sans montrer préalablement, par une justification particulière, en quoi l’adoption de ces exigences est nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise, a fait l’objet d’un accord contractuel, et ne constitue pas une hypothèse de discrimination indirecte.

Quelle place doit-on accorder aux coutumes et aux usages culturels dans une démocratie ouverte ? Quelle place leur reconnaître dans une entreprise ? On a souligné que ces deux questions ne sont pas identiques (1), si ce n’est dans leur complexité et dans les équilibres à trouver entre respect des droits d’une part et de l’estime sociale d’autre part.

De la même façon que les militantes Femen déclarent que leurs « seins sont politiques », il est à craindre que l’on impute fort rapidement aux (refus de) « poignées de mains » de l’être également. Entre conflits de cultures et tensions « politiques », l’espace est étroit. Sans doute est-il regrettable que ces tensions conduisent à une escalade émotionnelle davantage qu’à une meilleure compréhension interculturelle de ce qui distingue l’essentiel de l’accessoire. Plutôt que de médiatiser des escalades juridiques, mieux vaudrait déployer une meilleure pédagogie de décrispation. Reste que ces mécanismes ne pourront probablement être efficaces que s’ils cessent d’être unilatéraux.

Ce sera en tout cas moins affaire de droit que de psychologie, ainsi qu’en atteste une littérature internationale déjà explicite sur la question des signes de civilités…  Voyez S. AHMED, The cultural politics of emotion. New York, Routledge, 2004; Darryll M. HALCOMB LEWIS et James R. JONES, « Culture shock in the workplace : the legal treatment of cultural behaviour under title VII » in 29 Okla. City U. L. Rev. 139 (2004); Halley, J. & Ticineto Clough, P.,  The affective turn. Theorizing the social. Durham, Duke University Press, 2007.

Jancy Nounckele et Louis-Leon Christians
Chaire de droit des religions (UCL)

(1) La cadre des relations diplomatiques doit également être distingué, tout en notant là aussi une tension entre  contexte étranger et usages protocolaires internationaux. Voy. par exemple, à propos d’un refus de serrer d’une ministre, la question parlementaire de la Députée Juliette Boulet, Ecolo-Groen, La polémique survenue à Genève au sujet du protocole entre ministres, Bull. Quest. Rép. Chambre des Représentants, 53 (2012) – B083 / 0224. Voy. aussi, précédemment, Alain Lallemand “Pas de main, pas de vin, pas de Lizin”, Le Soir, 1er juillet 2006.



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